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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/925

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Deux vieilles femmes, dont je n’avais pas soupçonné la présence au milieu de l’alpe, sortirent d’une des huttes et s’en vinrent au-devant des bergers. C’étaient elles qui avaient vaqué à l’aménagement des cabanes d’estivage qui dans cette région, inférieure à la limite des grandes neiges, ne sont du reste jamais complètement délaissées. Tous les instrumens nécessaires aux manipulations du chaletier se trouvaient d’avance à leur place ; ce roi de l’alpe n’avait qu’à prendre son sceptre et à régner.


La nuit tombante commençait de confondre tous les reliefs de la chaîne pennine ; assis devant la gare du chemin de fer du Simplon, en attendant l’arrivée du train qui devait me conduire jusqu’à Sierre, j’essayais de discerner une dernière fois le sombre repli de la Pierre-à-Voie, où j’étais monté dans la matinée, pour en redescendre, hélas ! plus vite que je ne l’aurais voulu. Je me représentais Michel le pâtre, à l’entrée de sa cabane de gros troncs à peine équarris, philosophant tristement sur sa destinée, tandis que le troupeau à demi assoupi des vaches fortunées ruminait sa béatitude avec sa pâture. Il me semblait entendre encore le frémissement des grandes forêts aux clairières moussues que tout le jour le tétras avait emplies des étranges accens de sa voix printanière, et où tout à l’heure allait retentir dans les ténèbres le cri caverneux du grand-duc. Le cycle entier de la vie du senn se déroulait alors à ma pensée : dans quatre ou cinq semaines, le bétail aura mangé la pelouse fleurie qui s’étend au-dessous de l’arête boisée ; les bergers reprendront leurs bâtons et leurs ustensiles, rassembleront les vaches derechef, et la caravane ira chercher, à des étages de plus en plus élevés, de nouveaux pâtis faits d’une herbe de plus en plus fine et aromatique. La suprême étape conduira la colonne vagabonde jusque sous le piton même de la montagne, mais sur le versant opposé, en des lieux d’où Michel pourra contempler à ses pieds la vallée que la Dranse arrose et le hameau où Eisi naquit innocente ; puis ces derniers alpages seront dévorés à leur tour ; la bise d’automne soufflera là-haut, il faudra que les bêtes redescendent vers la plaine du Rhône, en broutant au passage parmi les rochers les quelques pousses tardives que le coupeur de foin sauvage aura oubliées : tant qu’enfin, les chaudes étables des villages d’en bas ayant de nouveau emprisonné le peuple des ruminans, le grand pâtre, resté de ce chef hors d’emploi, et, qui sait ? le cœur plus malade encore qu’il n’en a l’air, supputera peut-être si son pécule lui permet de gagner à son tour « la grande Babylone. »


JULES GOURDAULT.