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Une autre fois, c’étaient le temps et le lieu de l’action qui l’inquiétaient; il eût voulu reculer les événemens et ses personnages jusqu’à la renaissance, avoir pour théâtre une de ces cours dont les noms sonnent si musicalement à l’oreille. « Les habitués de l’Opéra sont gens qui se respectent et demandent à n’avoir affaire qu’à des héros de connaissance; donnez-leur des Médicis de Florence, des Este de Ferrare et des Visconti de Milan, ils sauront tout de suite vous comprendre; mais ces diables de vocables allemands ou suédois, comment les prononcer en musique? Comment s’intéresser à la cour de Hanovre? Qu’est-ce qu’un électeur à l’Opéra? guère plus de chose que dans l’un des vingt arrondissemens de Paris; une électrice ne vaut pas une dame du faubourg Saint-Germain. »

Je voyais bien où le cher maître se proposait de m’entraîner : dépayser l’action, transporter le drame au XVIe siècle dans un de ces palais des bords de l’Arno ou de l’Adige que hantent tous les souvenirs. C’eût été sans doute imiter trop ouvertement l’auteur de cette tragédie de Don Carlos, qui, molesté par la censure, trancha d’un trait la difficulté, et de son Don Carlos fit une tragédie intitulée Ninus, en se contentant de changer les noms de ses personnages et de modifier quelques hexamètres. Mais, après tout, un opéra est un opéra, et rien ne nous empêchait d’habiller de costumes de la renaissance les passions et les mœurs d’une petite cour allemande au dernier siècle. Nous en étions à ce point lorsqu’un incident vint arrêter la controverse. Halévy avait dans ses cartons une partition de Noé, grand ouvrage en cinq actes également destiné à l’Opéra, et qui, par suite de malentendus avec l’administration, allait prendre le chemin du Théâtre-Lyrique, quand le ministre des beaux-arts, très sympathique à la personne comme au talent de l’auteur de la Juive, leva d’autorité tous les obstacles. Une ère nouvelle s’ouvrait, il s’agissait de passer du jour au lendemain à des travaux d’ordre tout différent et de vivre absorba pendant six mois par des ennuis et des tracas de répétitions et de mise en scène. On voulait ne pas perdre une seconde, et la musique n’était même point achevée; le cinquième acte (l’acte du déluge) restait à faire, car Halévy, esprit ondoyant et divers, nature de poète toujours encline à céder au caprice du moment, aimait à varier ses thèmes de composition et souvent s’arrêtait au plein d’une besogne pour en entamer une autre qu’il poussait avant d’arrache-pied et qu’il abandonnait pour revenir à l’ancien travail.

Chose singulière, cette partition de Noé, dont tout le monde voulait du vivant d’Halévy, dès que le maître eut disparu, rentra dans l’ombre pour n’en jamais sortir! Il semble qu’à l’inverse de ce qui se passe pour les peintres, la mort d’un compositeur dramatique enlève toute valeur à ses œuvres inédites ; comme si pour les contemporains la personnalité d’un musicien célèbre comptait autant que son talent : citerons-nous le portefeuille de Rossini resté sans acheteurs, le Ludovic d’Hérold fraternellement