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de Chypre, se comportent selon les lois du théâtre ; s’ils n’ont pas ce relief que le génie imprime à certains caractères, Éléazar et Rachel, Catarina Cornaro et le roi Lusignan sont des figures héroïques et se ressentent à la fois et de l’inspiration d’un musicien parfaitement maître de son art et de l’érudition littéraire de ce musicien.

Tout spécialiste qu’il passait pour être et qu’il était, Halévy possédait des clartés diverses, et son horizon s’étendait au-delà des limites de son art. Il lisait beaucoup, savait à fond les littératures étrangères, et vers la fin l’histoire le passionnait. Il ne tiendrait qu’à nous de citer à ce propos des fragmens d’une correspondance que nous eûmes ensemble au sujet d’un épisode resté célèbre en Allemagne, et qu’il voulait porter à l’Opéra. « J’ai vu, je crois, je vois, nous écrivait-il (5 mai 1860), tout épris de la romanesque aventure du comte Philippe de Königsmark et de la princesse de Hanovre, dont nous venions ici même de publier le récit, et il ajoutait dans ce premier tressaillement de la conception : — Quand voulez-vous que nous causions ? » Causer, en pareil cas, c’est arrêter un plan, combiner une action, disposer les scènes ; encore ne suffit-il pas que cette action soit dramatique, les personnages bien mis au point et les scènes artistement conduites, il faut que tout cela s’accorde et se combine au mieux pour l’intérêt musical et la plus grande gloire du compositeur. Halévy là-dessus n’entendait pas raillerie ; très bon juge d’ailleurs en sa propre cause, et, comme Meyerbeer, pratique et avisé dans le conseil. Je retrouve, en parcourant ces lettres d’un passé déjà si loin de nous, toute sorte d’observations qui seraient bonnes à noter, de remarques d’un sens critique des plus délicats et proposées du meilleur style. Il avait emporté au Tréport les deux premiers actes et travaillait d’inspiration, dévorant en quelque sorte la besogne : « Je vous dois mille remercîmens pour l’envoi et pour l’heureuse exécution des deux morceaux ; l’air de la comtesse de Platen est excellent, et je l’ai fait en le lisant ; mais ne vous arrêtez pas, de grâce, et continuez à m’envoyer de la pâture (22 août 1860). » D’airs en trios et de quatuors en finales, nous marchions ainsi vers la conclusion, si bien que, notre pensum achevé, le maître nous en accusait réception en ces termes, assurément faits pour nous récompenser outre mesure de la tâche d’ordinaire assez ingrate à laquelle nous nous étions appliqué : « Bravo ! et merci encore. Je rôde autour de cette magnifique situation, heureux si je puis y pénétrer aussi heureusement que vous ; tout cela est réussi, et vous me condamnez à faire un chef-d’œuvre. »

J’ai parlé du sens critique d’Halévy : sa défiance de lui-même était extrême, aucun détail n’échappait à sa préoccupation. « Ici je voudrais éviter toute ressemblance avec le duo de Guillaume Tell, ressemblance toujours dangereuse pour un compositeur. Souvent il suffit de différences matérielles pour éloigner une comparaison redoutable, et le résultat serait obtenu, si vous consentiez à changer simplement le décor. »