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supérieure, les noirs engraissent rapidement, mais au bout de quelque temps de ce régime ils se sentent un besoin irrésistible de manger de la chair. Kangourous et opossums gambadent bien autour d’eux, mais ils s’abstiennent d’y toucher parce que ces animaux sont nécessaires à la nourriture de la tribu qui les a conviés à prendre leur part des fruits du bunya, et que ce serait mal payer l’hospitalité qu’ils reçoivent que de les tuer. Alors, pour satisfaire leur besoin sans manquer à leur devoir envers la tribu amie, ils sacrifient quelques-uns des leurs et les mangent. Voilà un fait d’anthropophagie qu’on n’est guère tenté de reprocher à ces pauvres sauvages, car il est déterminé par un scrupule de si honorable nature qu’il en devient presque un acte de vertu ; mais n’est-ce pas le cas de demander, en variant le mot de Molière : où diable la délicatesse d’âme va-t-elle se nicher ?

Cette abjection et cette bestialité des naturels australiens ont eu et ont encore les plus heureux résultats pour la colonie. D’abord il est singulièrement avantageux, en se plaçant à ce point de vue darwinien, qui devient si vite celui de tout colon civilisé établi parmi des tribus sauvages, de n’avoir en face de soi que des adversaires indignes de toute sympathie et de tout intérêt. Cela permet de pousser à outrance le struggle for life, et dispense de toute hypocrisie sentimentale et de tout remords, lorsque, comme M. Jardine par exemple, on est obligé, pour protéger son run et ses bestiaux, d’égarer son coup de fusil sur un noir au lieu de le dépenser sur un kangourou. On peut alors exterminer avec la triple sécurité de conscience du soldat qui tue par devoir patriotique, de l’homme assailli qui tue par droit de légitime défense et du chasseur qui tue par plaisir. Cette infériorité de nature, si proche voisine de l’animalité qui dispense presque de toute humanité, dispense à bien plus forte raison de toute justice, et le gouvernement anglais en a tiré un parti avantageux en s’en prévalant pour s’attribuer la propriété exclusive des terres australiennes, sans souci des droits que les aborigènes pouvaient avoir sur le sol comme premiers occupans. Ce droit, les Américains l’ont toujours reconnu aux Indiens, et c’est sur cette reconnaissance que se sont effectués jusqu’à ces dernières années, où la jurisprudence contraire a commencé à se faire jour, les échanges des terres occupées par les tribus expropriées pour cause de civilisation contre d’autres terres moins accessibles aux blancs. Ce droit, l’Angleterre l’a reconnu plus d’une fois aux diverses peuplades sauvages sur le territoire desquelles elle a planté son drapeau, et, pour prendre un exemple-voisin de l’Australie, elle n’a eu garde de le nier aux Maoris de la Nouvelle-Zélande. Pourquoi cette différence, si ce n’est parce que les Maoris sont une population intelligente et belliqueuse, tandis