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à gauche pour en développer le bouquet qu’il aspire à pleines narines, lève les yeux au ciel dans une sorte d’extase béate ; alors seulement il boit, sans se presser, à petites gorgées, et quelquefois, quand le liquide a passé, fait sonner la langue au palais. Si vous ne remplissez pas ces formalités voulues, vous êtes un barbare, indigne de goûter ce nectar ; allez vous désaltérer ailleurs. Lui, le Bordelais, est fou de son vin, en apprécie les merveilleux mérites par-dessus tout, et donne au liquide cher à Bacchus les qualités d’une personne vivante, animée. Il dit qu’il se présente bien, qu’il a une belle robe, du corps, de la franchise, du moelleux, de la sève, de la distinction, de la finesse : qu’il est léger, savoureux, délicat, suave, que sais-je encore ? il épuise pour lui tout un vocabulaire. N’est-ce pas, comme l’annonce une inscription latine gravée à la porte d’un château médocain, le vin qu’on sert à la table des rois et à celle des dieux, regum mensis arisque deorum ?

Le vin, mis en barriques ou en bouteilles, n’est pas d’ordinaire immédiatement livré au commerce. Il est entreposé dans des caves spacieuses, à Bordeaux. Celles de quelques négocians, tels que MM. Johnston ou Barton et Guestier, méritent d’être parcourues. C’est un dédale de galeries souterraines, où l’on descend par des escaliers ou un plan incliné creusé dans le roc, hautes, longues, s’enchevêtrant comme celles d’une mine, et où des bouteilles et des barriques sont entassées pour des valeurs de plusieurs millions de francs. Chaque galerie forme un département séparé, chaque catégorie de vin a son état civil où sont inscrits son nom et la date de sa naissance. Ici, quand on peut en avoir, sont les lafite, les margaux, les latour, les haut-brion ; là, les mouton, les léoville, les giscours ; plus loin, les château-d’yquem, les latour-blanche, les barsac ; ou bien la file des barriques, chacune avec son inscription, ou les bouteilles superposées, poussiéreuses, dont quelques-unes, de la capacité de plusieurs litres, de véritables petites dames-jeannes, sont réservées à l’Angleterre. Les officiers britanniques, dans leurs mess où l’on sait boire, les font circuler à la ronde et les vident dans un seul repas.

Le courtier en vins est à Bordeaux l’intermédiaire obligé entre le viticulteur et le négociant. C’est un homme de confiance rompu au métier difficile qu’il exerce. Il lui faut bon jarret, bon œil, bon estomac, et un palais et un odorat spéciaux. Muni de son petit siphon et de sa petite tasse d’argent, il puise le vin au tonneau, le verse dans la coupe, en étudie la couleur, l’arôme, comme le ferait un chimiste légal, puis le goûte en s’en gargarisant la bouche et le rejetant tout de suite ; les novices seuls le boiraient. Le courtier prononce immédiatement sur la qualité et le prix du vin. Quelquefois, à la suite de cet examen préliminaire, il en indique l’âge et la