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naturel après tout qu’on dissipe en jouissances rapides des richesses menacées et compromettantes. Se laisser ruiner par les passions d’autrui, quand on peut avec le même or satisfaire les siennes, serait duperie. On se précipite dès lors dans la ruine volontaire au sein des voluptés, comme il arrivait, au temps du despotisme impérial à Rome, qu’on se dérobât aux tortures par une mort de son choix. Ce n’est là ni un tableau de fantaisie ni une simple page d’histoire ancienne ; on trouve à vérifier ces observations dans ces provinces orientales aujourd’hui si désolées, et j’en vois la preuve écrite dans le récit que faisait un voyageur français en Moldavie et en Valachie il y a environ quarante ans[1]. C’est un jeune boyard qui décrit à notre spirituel compatriote les maux de son pays, et qui les attribue aux mêmes causes que nous venons d’indiquer. C’est le luxe qu’il accuse, et c’est le despotisme qu’il en rend responsable. Si dans les emplois publics on pillait du petit au grand, c’était la faute de ce désir de paraître, devenu la passion dominante. Et pourquoi était-on si pressé de jouir ? C’est que tout était précaire. Que ferait-on autre chose que de se livrer au jeu, au luxe ou au libertinage ? y a-t-il d’autres jouissances qu’un régime à la fois si peu sûr et si oppressif permette et autorise ? C’est là encore ce qui fait comprendre ce faste incohérent, ces armées de domestiques, ces vêtemens magnifiques, ces riches équipages, avec l’absence des aisances les plus habituelles en Europe. On a des bijoux, des objets précieux de tout genre, et ce qui serait ailleurs le nécessaire fait défaut. C’est le luxe Turc qu’on a pris, faute de mieux, et sous l’influence des mêmes causes qui ont produit le luxe Turc.

J’ai distingué le despotisme et la monarchie absolue, l’un qui apparaît surtout sous les traits du despotisme oriental et païen, l’autre qui présente une forme de gouvernement moins brutale. Théoriquement, je n’ai ni le mérite, ni le tort de cette distinction. Je la rencontre d’abord dans Bossuet. L’auteur de la Politique tirée de l’Écriture sainte parle du despotisme avec une horreur dont témoignent les maximes suivantes devenues, dans son livre, autant de têtes de chapitres : « Tous les hommes sont frères. — Nul homme n’est étranger à un autre homme. — Chaque homme doit avoir soin des autres hommes. — L’intérêt même nous unit. — Il faut joindre les lois au gouvernement pour le mettre dans sa perfection. — La loi est sacrée et inviolable. — Le prince n’est pas né pour lui-même, mais pour le public. — Le prince inutile au bien du peuple est puni aussi bien que le méchant qui le tyrannise. — Le gouvernement doit être doux, etc. » — Bossuet commente encore ces paroles de David sur le roi qui a jugera le peuple avec équité, et

  1. M. Saint-Marc Girardin, Souvenirs de voyage.