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La vue la plus superficielle des sociétés modernes suffit pour le démentir. On ne voue plus les républiques à la pauvreté. La Suisse elle-même a vu s’enrichir ses cantons, autrefois cités pour leur austère pauvreté. Un Calvin ne prétendrait plus aujourd’hui régler la table et les habillemens. En vain quelques-unes des républiques antiques sembleraient-elles autoriser ce préjugé longtemps consacré. Je doute qu’un Montesquieu écrivît encore que « dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe, attendu que, cette égalité de distribution faisant l’excellence d’une république, il suit que, moins il y a de luxe dans cette république, plus elle est parfaite… Dans les républiques où l’égalité n’est pas tout à fait perdue, l’esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe. » Est-ce à dire qu’il n’y ait pas une part de vérité dans un tel jugement ? comment nier qu’une forme qui demande beaucoup à l’individu exige plus de « vertu, » selon l’expression fameuse de l’auteur de l’Esprit des lois, qu’elle risque de se perdre par des excès, qui rompent violemment l’égalité et détruisent les mœurs ? Dans cette mesure, la théorie de Montesquieu est inattaquable ; je ne lui reproche que d’avoir restreint à l’excès et par des moyens arbitraires la part de richesse compatible avec la forme républicaine. Il faudrait d’ailleurs distinguer les républiques démocratiques des républiques aristocratiques, et ne pas parler trop souvent de Rome elle-même, gouvernée par une oligarchie, comme d’une république populaire. Il faudrait voir surtout que la démocratie moderne a ce double caractère, qui la distingue de la démocratie antique, d’admettre la richesse et de vouloir la liberté. À ces deux titres, elle autorise toute la somme de luxe compatible avec la morale et avec les prescriptions de l’économie politique.

La démocratie moderne produit et peut produire, quant au luxe, du bien et du mal. Nous dirons d’abord le bien.

L’abolition des monopoles et des privilèges, qui exagèrent le luxe, tend à le modérer. De même avec l’esclavage a disparu une des sources les plus empoisonnées comme les plus abondantes du luxe abusif. Le travail libre et responsable a d’ailleurs ses mœurs propres qui répugnent en ce genre à de trop grands excès, par cette raison qu’on dépense mieux en général ce qu’on a péniblement acquis. L’égalité tend aux mêmes effets. On a signalé une des causes principales de luxe dans la trop vaste étendue des domaines. La démocratie, en pénétrant dans l’ordre civil, y oppose des obstacles infranchissables. Nulle classe, nulle corporation ne peut absorber une partie considérable du sol, qui a cessé de s’agglomérer sous l’influence prolongée de ces droits d’aînesse et de substitution, un