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frappé, comme d’une observation pleine de portée, du rapprochement qu’il établît quant à la passion du bien-être entre l’aristocratie et le régime démocratique. » Chez les nations, dit-il, où l’aristocratie domine la société et la tient immobile, le peuple finit par s’habituer à la pauvreté comme les riches à leur opulence. Les uns ne se préoccupent point du bien-être matériel parce qu’ils le possèdent sans peine ? l’autre n’y pense point parce qu’il désespère de l’acquérir, et qu’il ne le connaît pas assez pour le désirer. Dans ces sortes de sociétés, l’imagination du pauvre est rejetée vers l’autre monde ; les misères de la vie réelle la resserrent ; mais elle leur échappe et va chercher ses jouissances au dehors. Lorsque, au contraire, les rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l’envie d’acquérir le bien-être se présente à l’imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l’esprit du riche. Il s’établît une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez de jouissances matérielles pour concevoir le goût de ces jouissances, et pas assez pour s’en contenter. » Comme confirmation de ces remarques, l’auteur du livre de la Démocratie en Amérique affirme qu’il n’a pas rencontré aux États-Unis de si pauvre citoyen « qui ne jetât un regard d’espérance et d’envie sur les jouissances des riches, et dont l’imagination ne se saisît à l’avance des biens que le sort s’Obstinait à lui refuser. « N’est-ce pas là d’ailleurs aujourd’hui un de ces faits patens dont les conséquences se développent aux États-Unis ? On y trouve comme ailleurs un mélange de puissance et de grandeur qu’on a pu admirer, et aussi de mal qui se manifeste chaque jour davantage ; il en est ici comme de beaucoup d’autres conséquences de son état social et politique, que l’Amérique du Nord semble tenir en réserve pour ses trop confions admirateurs et pour l’instruction de nous tous, qui avons plus ou moins partagé cet optimisme. Quant à penser que ce désir général de bien-être, surexcité, selon Tocqueville, par la démocratie elle-même, ait chance (et ici je quitte les États-Unis pour la France et pour tous les peuples chez qui la démocratie tend à se répandre), quant à penser, dis-je, que ce désir de bien-être se sépare des goûts de jouissances raffinées et du luxe proprement dit, c’est pour le moins extrêmement chanceux. Ce que nous voyons n’autorise guère cette confiance. Je ne parle que des symptômes tirés du spectacle de la vie ordinaire. Je serais encore plus alarmiste si je cherchais des signes dans les tables de la criminalité. Les assassins par besoin et misère ont diminué ce qui augmente, ce sont les assassins et les empoisonneurs, par désir de s’enrichir. Ces coquins ont fait des rêves d’eldorado. On a vu pendant la commune de 1871