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Il ne faudrait pas cependant s’exagérer l’influence des milieux ; tout en reconnaissant que les circonstances physiques ont dû avancer ou retarder sur certains points l’évolution des êtres, on peut croire qu’en dépit des accidens locaux, l’ensemble du monde animal a poursuivi à travers les âges sa marche progressive. Les êtres organisés sont supérieurs aux corps inorganiques, et il n’est pas naturel de supposer que ceux-ci ont seuls réglé leur destinée. La preuve que les phénomènes physiques ne sont pas la cause principale des changemens du monde organique, c’est que de nos jours plusieurs des contrées chaudes doivent être restées dans un état physique semblable à celui de la fin des temps miocènes et que pourtant presque toutes leurs espèces offrent des différences.

Outre ces applications à la géologie, l’étude de l’enchaînement des êtres paraît appelée à rendre quelques services à la philosophie, en jetant de la lumière sur une question qui depuis bien des siècles a agité les penseurs. Parmi les hommes voués à l’étude de la nature, on observe deux tendances opposées : les uns (parmi ceux-là il faut compter la plupart des disciples de Cuvier) croient que les espèces sont des entités immuables et qu’elles seules dans nos classifications ont une réalité objective ; pour eux, les notions de genres, d’ordres, de familles, de classes, ne sont que des produits de notre entendement, imaginés pour aider à nous reconnaître à travers la multitude des espèces. Lorsque ces savans emploient le mot de famille naturelle, ils ne le prennent pas dans son sens rigoureux ; à leurs yeux, les membres d’une famille ne représentent pas des espèces qui sont descendues les unes des autres, mais simplement des espèces qui ont des traits de ressemblance. D’autres naturalistes (et parmi ceux-là il faut compter la plupart des disciples d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire) supposent que les notions de genres, de familles, de classes, sont de même nature que les notions d’espèces et méritent la même attention. Partant de là, ils se complaisent dans les études de synthèse, dans la recherche des rapports généraux qui unissent les êtres, tandis que les disciples de Cuvier estiment surtout les travaux d’analyse.

Il me semble que ces opinions contradictoires sur la valeur des espèces et des genres doivent être vieilles comme la pensée humaine, car de tout temps il y a eu des philosophes qui, étant portés vers l’idéalisme, ont attribué une grande importance aux idées générales, et d’autres qui, inclinant vers le sensualisme, se sont attachés particulièrement aux faits d’observation et par conséquent à l’étude des. individus. Nos divergences d’opinion sont un écho lointain, des querelles fameuses qui, pendant tout le moyen âge, agitèrent nominalistes et réalistes. Les réalistes croyaient à la