Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réalité des genres et n’admettaient pas la réalité des individus ; au contraire, les nominalistes disaient qu’il n’y a de réalité que dans les individus et que les genres ne sont que des noms. Les savans modernes ne discutent plus sur les individus, mais sur les collections d’individus ; l’idée de l’espèce, telle que l’entendent les partisans de son immutabilité, n’est pas une idée générale, c’est plutôt une idée collective, puisque l’espèce n’est qu’un assemblage d’individus semblables tirés des mêmes parens. On peut donc dire que nos discussions présentes sur la question des espèces ne sont pas très différentes de celles qui roulaient au moyen âge sur la question des individus ; les partisans de l’immutabilité des espèces se rapprochent des nominalistes, tandis que plusieurs des évolutionnistes actuels se rapprochent des réalistes.

Il ne faut pas s’étonner que les anciens philosophes aient été dans un extrême embarras pour raisonner sur les rapports des êtres entre eux, et que les conceptualistes aient fait de vains efforts pour établir un accord entre réalistes et nominalistes ; ni les uns ni les autres n’avaient rassemblé des faits d’observation sur lesquels ils pussent baser leurs hypothèses. Sans nier qu’il y a des notions conçues par la raison pure, nous devons admettre que, lorsqu’il s’agit d’êtres matériels, comme ceux qui sont l’objet le plus habituel des études des naturalistes, nos sens sont des moyens de perception indispensables : les observations sont les points de départ de nos raisonnemens. Or les paléontologistes ont déjà rassemblé diverses observations dont les philosophes modernes peuvent profiter.

Par exemple, la paléontologie révèle qu’un nombre indéfini d’individus se sont succédé pendant l’immensité des âges géologiques. On ne peut pas contester, ainsi que plusieurs des anciens réalistes auraient été disposés à le faire, qu’à un moment donné ces individus ont eu une réalité. Seulement dans l’individu il faut distinguer le commencement et la fin. La fin, c’est la parfaite individuation ; je me garderai de le nier, car ce serait nier les évidences dont nous sommes témoins chaque jour, et peut-être risquer d’être entraîné à douter de la personnalité humaine. Mais à son origine l’individuation n’est pas manifeste ; en remontant plus ou moins loin dans la série des développemens embryogéniques, nous arrivons à un moment où l’enfant n’est pas distinct de sa mère. Et, lorsqu’au lieu de considérer les êtres les plus élevés, nous tournons nos regards vers le bas de l’échelle zoologique, par exemple vers les coralliaires, les médusaires à génération alternante, les sarcodaires, il nous paraît souvent difficile d’affirmer si nous avons devant nous un individu unique ou un assemblage d’individus.

Comme les individus, les collections d’individus auxquelles on