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nous dit M. Dühring, qui est fort sur le calcul, et les leçons qui ne se font pas ne sont pas moins chères que les autres. Nous admettons sans difficulté que la faculté de philosophie de Marbourg a ses mystères et que tout n’est pas pour le mieux dans la meilleure des Allemagnes possibles. Nous accordons sans nous faire prier qu’il n’est pas nécessaire de passer une vie d’homme dans les vallées et dans les plaines qui s’étendent des bords de l’Isar jusqu’aux rivages de la Baltique pour y découvrir des capacités de troisième ordre, des cadenettes, des cahiers un peu jaunes, de bons jeunes gens très habiles à se pousser par l’intrigue, des bonhomies matoises et des marchands d’orviétan. Il n’en est pas moins vrai que les universités allemandes ont rendu et rendent encore à la science de précieux et d’éclatans services, qu’il serait aussi dangereux qu’injuste de méconnaître. M. Dühring est un homme de grand mérite, mais ses almanachs nous sont suspects ; son imagination malade creuse dans le noir et quelquefois travaille dans le faux.

Nombre de philosophes ont essuyé des tracasseries, des traverses ou de cruelles persécutions, et ont eu beaucoup à souffrir de la haine de leurs ennemis. Ce qui est particulier à M. Dühring, c’est que son pire ennemi est lui-même ; le docteur Dühring lui a fait plus de mal que ne lui en fera jamais Mme Helmholtz avec la collaboration d’Aristote. Après tout, de quoi se plaint-il ? On lui a fermé les portes de l’université de Berlin. Ne se devait-il pas à lui-même d’en sortir ? pouvait-il rester dans cette boutique ou dans cette caverne ? pouvait-il se souffrir plus longtemps dans la compagnie des mandarins ? Il était allé au-devant de sa disgrâce, on le soupçonne de l’avoir cherchée ; quoi qu’il en soit, elle a été adoucie par d’agréables consolations : elle a fait beaucoup de bruit, et le bruit console de bien des choses. Le privatdocent révoqué a reçu de la jeunesse des universités allemandes d’éloquentes adresses, couvertes de signatures. Une assemblée de 3,000 personnes a vivement applaudi un orateur qui instituait un parallèle en règle entre le docteur Dühring et Giordano Bruno ; dans la même soirée, une réunion socialiste lui tressait des couronnes et le mettait au rang des plus glorieux martyrs de la vérité. Dans ces comices orageux, il a été décidé que la science étant persécutée, il fallait lui ouvrir un asile en créant au plus tôt une sorte d’université libre. Cette résolution n’a pas été chaudement approuvée par M. Dühring. Professeurs de l’état, professeurs libres, il met tout ce monde dans le même sac, et il n’attend rien de bon de l’enseignement méthodique et régulier. Il ne croit qu’aux livres et aux conférences ; il fera des conférences et des livres, et, ce qui n’est pas moins certain, avant peu il siègera dans le Reichstag.

Cette aventure, l’agitation qu’elle a produite, les in ci de ris qui s’y sont mêlés, ont causé une fâcheuse impression aux libéraux comme aux conservateurs prussiens. Ils ont vu avec chagrin la jeunesse