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qui pût servir sa cause, mais qui devait hésiter à commettre un crime inutile qui ne pouvait que la rendre méprisable et compromettre l’avenir. S’il a jugé l’exécution des otages au seul point de vue de l’intérêt radical, il a dû la trouver criminellement bête, et cependant il n’avait rien fait pour essayer de sauver le comte de Beaufort, qu’il regarda froidement fusiller.

Là, dans cette mairie encombrée d’officiers qui venaient demander de l’argent, de blessés qu’on apportait, de munitions entassées partout, de tonneaux de vin que l’on roulait à côté des tonneaux de pétrole et des tonneaux de poudre, au milieu du brouhaha des batailles et des clameurs de cent personnes criant à la fois, on établit une cour martiale. Un vieillard inconnu et, qui était, dit-on, sordide, un officier fédéré qui, dit-on, était ivre, s’assirent gravement et composèrent un tribunal sous la présidence de Gustave-Ernest Genton, un ancien menuisier, ayant un peu sculpté sur bois, dont la commune avait fait un magistrat et qu’à la dernière heure elle transformait en président d’une cour martiale. Qu’une cour martiale soit instituée par une insurrection pour se débarrasser d’adversaires pris les armes à la main, cela peut jusqu’à un certain point s’expliquer ; mais juger et faire exécuter des prêtres, des magistrats arrêtés depuis deux mois, qui n’ont même pas eu la possibilité de combattre la révolte, cela est incompréhensible et demeure un des faits les plus scandaleusement extraordinaires de l’histoire.

Genton n’en présida pas moins, comme s’il eût fait la chose la plus simple du monde ; c’était un lourd garçon, ordinairement paresseux, de taille petite, épais, gros, de face brutale et obtuse avec les yeux saillans, la lèvre inférieure proéminente comme celle des ivrognes de profession, portant toute la barbe et une chevelure grisonnante. Il y eut une discussion dont plus tard, devant le 6e conseil de guerre, on essaya de se prévaloir en équivoquant. On a prétendu que le premier ordre d’exécution transmis à la Roquette concernait soixante-six otages et qu’il avait été modifié sur les instances du directeur François. C’est là une erreur. Une discussion s’éleva en effet dans le greffe de la prison, mais sur un autre objet que nous ferons connaître. La cour martiale n’était point d’accord sur le chiffre des otages que l’on devait tuer ; le nombre soixante-six fut proposé et écarté, « parce que ça faisait trop d’embarras. » On s’arrêta au nombre de six : deux noms seulement furent désignés, celui de M. Bonjean et celui de l’archevêque de Paris. Le bruit se répandit rapidement parmi les fédérés qu’on allait fusiller les otages de la Grande-Roquette. Deux hommes, qu’il convient de nommer, firent d’énergiques et d’inutiles efforts pour empêcher ce crime, dont leur intelligence leur permit d’apprécier la cruelle ineptie : Vermorel et Jules Vallès.