Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prescrivait d’exécuter immédiatement six otages, mais que deux noms seulement étaient indiqués ; cela ne suffisait pas. Les individus condamnés à mort devaient être désignés nominativement, afin d’éviter toute erreur et pour assurer la régularité des écritures. C’est sur ce point que s’engagea la discussion dont nous avons parlé. Les fédérés qui se tenaient dans la cour, alléchés par le spectacle, accouraient dans le greffe, qu’ils encombraient ; le greffier ordonna de fermer les portes et de ne plus laisser entrer personne.

Le greffier, se retranchant derrière les nécessités du service et les devoirs de sa charge, ne démordit pas de son opinion, qu’il finit par faire partager à François. Le directeur sembla pris de scrupule et dit : « Les choses doivent se passer régulièrement pour mettre ma responsabilité à couvert. » Genton céda, il demanda le livre d’écrou, les noms des otages n’y avaient point été portés ; on cherchait la liste expédiée par le greffe de Mazas, on ne la retrouvait pas. L’homme à l’écharpe rouge s’impatientait fort et disait : « Eh bien ! c’est donc ici comme du temps du vieux Badingue, et l’on se moque des patriotes ; j’en ai tué qui ne m’en avaient pas tant fait ! » Enfin la liste fut découverte sous les registres qui la cachaient. Genton se mit à l’œuvre et écrivit dans l’ordre suivant : Darboy, Bonjean, Jecker, Allard, Clerc, Ducoudray. Il s’arrêta, sembla réfléchir, et brusquement effaça le nom de Jecker pour le remplacer par celui de l’abbé Deguerry ; puis, montrant la liste à François, il lui dit : — « Ça te convient-il comme ça ? — François répondit : — Ça m’est égal, si c’est approuvé. — Genton eut un mouvement d’impatience : — Que le diable t’emporte avec tes scrupules ! je vais au comité de salut public et je reviens tout de suite. » — Il s’éloigna, seul, en courant vers la place du Prince-Eugène.

Les fédérés se répandirent dans la cour et l’homme à l’écharpe rouge resta dans le greffe où il malmena fort François, qui n’était pas « à la hauteur des circonstances » et qui n’avait pas un esprit « vraiment révolutionnaire. » L’ivrogne s’excusait de son mieux et paraissait fort peu à l’aise en présence de cet officier rébarbatif. C’était un assez beau garçon, brun, prenant des poses, et malgré son grade, qui paraissait élevé, portant un fusil sur l’épaule. On a beaucoup discuté pour savoir quel était cet individu que tous les employés de la prison considéraient, à cause de son écharpe, comme un membre de la commune ; on l’a pris pour Eudes, pour Ferré, pour Ranvier, surtout pour Ranvier. On s’est trompé ; nous pouvons le nommer : c’était Mégy, que la révolution du 4 septembre avait tiré du bagne de Roulon, où il subissait une peine de quinze ans de travaux forcés, méritée par un assassinat. Ces états de service lui valurent d’être nommé porte-drapeau dans un bataillon de garde nationale ; mais il était rétif à la discipline, souffleta son capitaine