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en établissant à jamais la propriété franche de toute espèce de droit.

C’est ce que n’ont pas compris les apologistes peu éclairés de la convention. Ils n’ont pas vu que ce qu’elle a eu de socialiste lui est venu de l’ancien régime monarchique et des vieilles traditions romaines. Comme Tocqueville l’a déjà dit, le maximum, la loi des suspects, le papier-monnaie, tout ce qu’on appelle les lois révolutionnaires, étaient les opérations habituelles de l’ancien régime. La révolution s’en est servie, mais elle ne les a pas établies. De même, pourrait-on dire, la convention a détruit la féodalité sociale par les mêmes principes et les mêmes moyens que la royauté avait détruit la féodalité politique, c’est-à-dire au nom de la souveraineté de l’état, seul propriétaire, suivant Louis XIV, comme il était le seul souverain.

Néanmoins, quelque raison que l’on puisse donner pour atténuer et expliquer les mesures de la révolution à l’égard de la féodalité, il n’en est pas moins vrai qu’il eût été plus équitable et d’une politique plus sage de transiger que de confisquer. Si l’on eût pu racheter les droits féodaux, moitié par les particuliers, moitié par les communes ou par l’état, en supposant qu’une telle opération financière eût été possible, la révolution eût peut-être suivi un autre cours. Les seigneurs, au lieu de perdre à la révolution, y eussent peut-être gagné, et ils y eussent été attachés par leurs avantages mêmes, car il ne faut pas oublier que, par beaucoup de causes, la noblesse, aussi bien que le clergé, avait aussi des raisons de désirer la révolution.

Malheureusement d’aussi grandes opérations, pour être accomplies d’une manière paisible et régulière, demandent des institutions puissantes, vivaces, respectées. L’abolition du servage en Russie est le modèle d’une grande révolution sociale accomplie sans désordre ; mais il y avait là une autorité solidement établie et unanimement acceptée. De même en France le gouvernement de Louis XIV (si les idées de ce temps l’eussent permis ou exigé) eût été seul capable de mener à bout une aussi vaste liquidation que celle de la propriété féodale, et si cette opération a eu lieu en Angleterre de nos jours[1], c’est encore par la même raison : c’est qu’il y avait de fortes institutions et un régime légal bien défini. Mais dans une crise où tout était à refaire, comment se serait-il trouvé assez de calme, assez de patience, assez de prévoyance, pour donner le pas à la raison sur la passion, pour faire transiger des préventions exagérées, pour comprendre qu’il y avait une partie de

  1. Sur cette opération compliquée, Voyez Henri Doniol, la Révolution française et la féodalité, l. III, p. 265 et suiv.