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nue quant à l’ensemble ; ce qui reste à déterminer d’une manière certaine, c’est l’appropriation des diverses parties qui les composaient. Élégans de formes, riches d’ornemens, superbes d’effet, ces monumens religieux, bâtis d’un seul jet sur un plan unique et issus d’une période relativement courte, surpassent en étendue tous les temples connus, même ceux de l’Égypte, œuvres agglomérées d’un labeur de plusieurs siècles. Par leurs sculptures hiératiques, ils rappellent les constructions de l’Inde ; mais ils leur sont supérieurs par leur magnifique ordonnance architecturale. L’art qui les a produits semble avoir été importé en Indo-Chine vers le commencement de notre ère par quelque colonie de brahmanes exilés. Dans ces innombrables sanctuaires, que les nouveau-venus érigèrent aux mille divinités du panthéon indou, Bouddha a de bonne heure figuré à côté de l’ancêtre Brahma, de Siva et de Vishnou, dont les avatars sont représentés en bas-reliefs sur les murs de ces antiques édifices ; puis, peu à peu, il a pris le pas sur ses rivaux, et a fini par les reléguer à une place équivoque dans la dévotion des Cambodgiens modernes, dont le culte est devenu un bizarre mélange de leurs religions primitives avec les croyances de l’Inde.

Il nous était impossible, vu le peu de temps dont nous disposions, d’explorer tout cet ensemble de grandioses débris ; aussi résolûmes-nous de limiter nos recherches à la région la plus riche et de reconnaître particulièrement les centres de ruines qui seraient le plus facilement accessibles à l’aide des canaux et des rivières. Guidés par nos pilotes de Compong-Chenang, nous nous engageons dans un des nombreux arroyos qui serpentent au travers des bancs de vase, des îlots, du fouillis arborescent de la grande forêt en partie inondée. Dès l’abord nous sommes émerveillés de la splendide sauvagerie des aspects. La végétation est d’une puissance extraordinaire ; les arbres sont surchargés d’orchidées, de plantes grimpantes retombant en festons jusque dans le courant, qui les entraîne ; une multitude de lianes étrangement contournées s’élancent en vibrant d’un fût à l’autre. De place en place, un banian colossal domine fièrement l’immense massif ; ailleurs un grand tronc mort élève tristement ses bras décharnés, comme pour protester contre cette exubérance de vie. Rien ne rappelle la présence de l’homme, et pourtant quelle incroyable animation ! Des myriades d’oiseaux, pélicans, canards, sarcelles, cormorans, couvrent la surface du lac ; diverses variétés de hérons, des aigrettes, des ibis, perchent dans le feuillage ou se cachent au milieu des joncs ; des caïmans flottent immobiles sur les eaux, tandis que des troupes de dauphins et d’autres poissons plus gros encore viennent bruyamment respirer à la surface, ou frôlent la carène de notre navire en