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suré de la victoire. Continuant à nous frayer un chemin au travers des décombres, nous remarquons successivement des débris de statues bouddhiques, belles encore dans leur affreux état de mutilation, des stèles si finement sculptées que, n’étaient les attributs qui les ornent, on serait tenté de les prendre pour des œuvres de la renaissance italienne ; enfin, dans deux édicules moins dégradés que les autres, une quantité de petites trinités brahmano-bouddhiques entassées au milieu de figurines plus grossières et de divers morceaux d’une réelle valeur. La description architecturale de ces monumens ne saurait trouver place au cours de notre récit. L’art khmer présente une telle originalité, il diffère si profondément de tout ce que nous connaissons, qu’il demande à être exposé d’ensemble, avec un développement de notions générales ; il nous suffira de dire que l’amas de ruines au milieu duquel nous étions embrassait, y compris plusieurs grands sras ou pièces d’eau sacrées, une superficie d’environ 5 kilomètres carrés. Ce n’était rien moins en effet que le squelette d’une de ces fastueuses résidences royales dont était jadis couvert le sol du Cambodge. L’enceinte fortifiée de cette ville renfermait autrefois palais, harem, jardins, dépendances immenses, logemens d’officiers, attirail complet d’une cour d’Orient. À la place d’honneur trônait la divinité. On l’adorait dans un temple central surmonté de neuf hautes tours à étages au pied desquelles s’étalaient de vastes caravansérails pour les pèlerins et des monastères entourés de pièces d’eau et d’arbres sacrés. Autour de la grande ponteay ou enceinte fortifiée, se groupaient d’autres constructions, telles que forts, sanctuaires, pagodes, édicules de tout genre, dont les colonnades gisantes et les galeries écroulées représentent, en dehors du massif principal, une zone secondaire de débris.

Comme nous rentrions à notre campement, nous entendîmes le son d’un gong sur lequel on battait un rappel désordonné. Curieux de connaître la cause de ce tapage, nous hâtâmes le pas, et nous vîmes bientôt un rassemblement d’une trentaine de personnes, dont l’attention était trop sérieusement occupée pour qu’elles pussent remarquer l’arrivée de notre troupe. Il s’agissait d’un exorcisme. Au milieu du groupe se tenait la possédée vêtue de blanc, selon la coutume, et ayant en main une sorte de vase en bambou dont elle frappait le sol. C’était l’épreuve décisive, et d’après les mouvemens saccadés de la malade, il parut certain qu’elle était sous l’influence du mauvais esprit. On se mit donc en devoir de la délivrer. Deux bonzes s’avancèrent vers elle et lui présentèrent un tronc de bananier taillé en forme de fleur de lotus, qu’elle prit entre ses bras. Quelques assistans firent brûler des baguettes