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UNE MISSION AUX RUINES KHMERS.

odoriférantes, puis on alluma deux cierges fichés sur de petits tas de terre. Les bonzes entonnèrent alors une psalmodie, sorte d’évocation où ils imploraient l’arreak ou mauvais esprit, le priant de déclarer à quelle condition il daignerait laisser en paix sa victime. Cette objurgation terminée, les bonzes firent avancer le mari, qui, à haute voix, interrogea le démon et lui demanda quel remède il devait employer pour obtenir la guérison de sa femme. Le malin esprit était sans doute ce jour-là de bonne humeur, car il répondit par la bouche de l’épouse inspirée que moyennant quelques offrandes à la pagode, des prières et une recette toute conjugale, plus facile à préciser en cambodgien qu’en français, il se tiendrait pour satisfait et signerait la paix. Le mari promit tout ; les bonzes prononcèrent les formules sacramentelles, et l’assemblée, sans se départir de sa gravité, entra dans la case des époux pour y prendre part au festin qui allait clore la cérémonie. Quant à nous, un instant après, nous étions de retour à notre sala.

Le lendemain, nous allâmes visiter Preasat-Prathcol, ruine hantée par une multitude de singes que notre arrivée mit en fuite. L’intérieur de la tour centrale était vide. En fouillant au milieu de l’entrée principale, nous exhumâmes entre autres objets une statue dont les pieds et les huit bras étaient brisés, mais dont la tête, pleine d’expression et de finesse, était intacte. Peut-être cette image avait-elle été destinée à représenter l’incarnation de Vishnou en Bouddha, dont elle offrait les traits les plus caractéristiques, cheveux bouclés, face souriante, yeux à demi fermés. Nous découvrîmes aussi un géant appuyé sur une massue, sorte de divinité gardienne préposée à la porte du sanctuaire, un lion au repos dans un état de conservation vraiment exceptionnel, et un fragment de balustrade profondément fouillé, portant sur ses deux faces un oiseau krout (garoudha ou griffon), entouré de têtes de nagas (serpens), emblèmes très fréquens dans les monumens khmers.

Nos guides, qui avaient consenti sans trop de répugnance à nous conduire vers Prathcol, paraissaient moins pressés de s’enfoncer avec nous dans la forêt, le long d’une ancienne chaussée que nous voulions parcourir ; ils s’y décidèrent toutefois sur l’injonction formelle du mé-srok ; mais nous les vîmes tout aussitôt prendre un air soucieux, murmurer des prières, puis retirer de leurs sacs quelques grains de riz, qu’ils jetèrent comme offrandes aux Neak-Ta ou « esprits des ancêtres, » dans le premier marais sacré que nous atteignîmes. Ce marais était un immense sra redoutable et sauvage, tout couvert de grands nénufars. Dans ses eaux, assurent les gens du pays, vivent des monstres vieux comme le monde, qui dévorent tous les animaux assez imprudens pour oser s’y désal-