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tiquaire. Moins patiens que nos conducteurs, qui se contentaient d’écraser silencieusement l’ennemi au fur et à mesure qu’ils sentaient sa piqûre, les bœufs, dévorés jusqu’au sang, entraient de temps en temps dans des accès de rage folle qui se traduisaient par des courses à fond de train contre les arbres, les rochers et les chars voisins. Aussi avions-nous à chaque instant des avaries à réparer ; heureusement, les véhicules étant tout en bois, on trouvait sans peine dans la forêt des lianes et des branches assez solides pour subvenir au raccommodage. La seconde halte eut encore lieu dans un village de Kouys ; celui-là était en pleine formation et de grands feux, destinés à écarter les bêtes fauves, brûlaient tout autour.

Ponteay Ca-Kéo, la forteresse de l’île de Cristal, est perdue au fond d’une véritable solitude, où les indigènes ne s’aventurent guère qu’en cas de disette pour y cueillir une sorte de racine, semblable au taro, qui croît en abondance parmi les ruines et dont ils font parfois leur unique nourriture. Mangée fraîche, cette racine est un poison ; on lui ôte ses propriétés vénéneuses en la faisant macérer dans l’eau pendant quelques jours, coupée en minces tranches. L’usage de cette alimentation grossière démontre assez l’incroyable misère où, par suite de la dernière guerre civile et des exactions des mandarins, est tombée cette malheureuse province. La plupart des habitans aiment mieux vivre en sauvages dans les forêts que de s’imposer un labeur dont le fruit n’est pas pour eux ; telle est la pauvreté du pays qu’à peine la monnaie y est-elle connue ; les rares familles qui possèdent une barre d’argent (80 francs) la cachent soigneusement et ne s’en dessaisiraient pour rien au monde. Beaucoup d’indigènes n’ont même jamais vu d’argent.

Égarés dans le marécage de ces grandes plaines désertes, nous dûmes, pour retrouver notre route, voyager toute la nuit à la lueur des torches ; le matin du troisième jour, nos guides nous montrèrent enfin un monticule couvert de verdure : c’était le monument que nous cherchions. Après en avoir franchi le mur d’enceinte, masqué par les arbres, nous entrâmes dans un champ d’herbes épaisses de 2 mètres de hauteur qui formait la bordure occidentale des ruines. L’espace occupé par celles-ci mesurait environ 800 mètres ; l’ensemble comprenait un grand tumulus, une pyramide, de nombreuses tourelles, deux vastes sras, bordés de galeries à colonnades, ainsi qu’un massif de trois hautes préasats et d’édifices divers. En examinant la tour en briques, la plus élevée, nous y remarquâmes un entablement profondément fouillé. On y voyait, dans un encadrement de rinceaux d’acanthe très finement exécutés, un personnage moitié lion et moitié homme, tenant étendu sur ses genoux un corps qu’il s’apprêtait à déchirer de ses griffes. C’était