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Il est tombé comme un vieux combattant, et s’il nous est enlevé, il disparaît du moins ne laissant après lui que le souvenir intact d’un éminent esprit dans tout son éclat, d’une grande existence sans déclin, d’une carrière qui, après s’être confondue pendant soixante ans avec la vie de la France, a pu sembler jusqu’au bout n’être point achevée.

Être soi-même l’ouvrier de sa propre fortune et d’une fortune toujours grandissante dans un siècle où tant de fortunes ont péri ; sortir de l’obscurité pour être à trente-cinq ans ministre, avant quarante ans président du conseil, écrire en même temps des œuvres comme l’Histoire de la révolution française, comme l’Histoire du consulat et de l’empire, se trouver mêlé à toutes les affaires de son pays et de son époque, soit par les luttes de la presse, soit dans les parlemens, soit au pouvoir, devenir enfin au soir de la vie le mandataire presque souverain d’une nation en détresse et un des premiers personnages de l’Europe, c’est la prodigieuse destinée de celui qui vient de disparaître, qui n’a cessé de s’élever par la puissance de l’esprit. C’est là ce que contient cette vie à peine éteinte.

Lorsqu’il y a près de soixante ans, au mois de septembre 1821, M. Thiers arrivait à Paris en pleine restauration, avec un compagnon digne de lui, qui ne l’a jamais quitté depuis, M. Mignet, il n’était qu’un jeune homme qui venait d’obtenir une couronne dans une académie de province pour son spirituel et brillant éloge de Vauvenargues. Il n’était rien ; mais il avait en lui-même un incomparable ressort, le feu de la jeunesse, des études suffisantes, tous les dons de l’esprit, l’instinct libéral, avec une activité impatiente de se déployer. À peine arrivé à Paris, il entrait en familiarité avec les chefs libéraux, avec Manuel, avec Etienne, qui dirigeait le Constitutionnel, il séduisait Lafitte et bien d’autres. Presque aussitôt, avec un collaborateur maintenant oublié, il se mettait à l’Histoire de la révolution française, et à la faveur de ces premiers éclats de talent il agrandissait ses relations. Il s’ouvrait les portes d’un monde où il était destiné à briller et il s’instruisait en homme qui avait le goût de tout, qui se sentait fait pour tout, pénétrant dans la diplomatie avec Talleyrand, étudiant les finances avec le baron Louis, parlant de guerre avec le général Foy et Jomini. Différant en cela de la jeunesse de la restauration, qu’il jugeait trop portée à se perdre dans l’analyse des émotions intimes, à cultiver, selon son mot piquant, le genre impressif, M. Thiers, lui, aimait les faits ; il avait, avec la passion libérale qui dominait tout, le goût de la netteté et de la simplicité, le sens pratique, l’instinct de l’action. C’est lui qui, dans un article supérieur de ce temps sur Gouvion-Saint-Cyr, disait : « L’univers est une vaste action, l’homme est né pour agir. » C’est lui aussi qui disait dès lors à M. de Rémusat, avec qui il nouait une amitié durable : « Nous sommes la jeune garde ! » Et Sainte-Beuve a raconté qu’il ne s’étonnait pas du tout un jour que son modeste collaborateur des premiers volumes de