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en avait l’orgueil, et ce qu’il disait il n’y a pas bien des années lorsqu’il s’appelait lui-même un « petit bourgeois, » il avait commencé par le dire dès sa jeunesse lorsqu’il écrivait sur M. de Montlosier. Il aimait la révolution, non certes dans ses crimes et dans la terreur, dont il s’indignait, mais dans l’assemblée constituante, dans le code civil, dans le concordat, dans tout ce qu’elle a produit de conséquences libérales et bienfaisantes. Dès qu’il croyait la voir menacée, ne fût-ce que par un fantôme d’ancien régime, il sentait renaître son vieil instinct ; il était avec les ombrages populaires, avec la révolution qu’il voulait d’ailleurs régulière, sagement coordonnée, pacifique, en homme de gouvernement qu’il était, en conservateur résolu jusqu’à employer les armes s’il le fallait. Il n’avait en politique d’autre dogme invariable que la souveraineté nationale mise au monde en 1789, organisée dans des institutions libres, et en cela il vivait certainement de la vie de la France nouvelle ; mais ce qu’il y avait chez lui de plus puissant que tout le reste, c’était le sentiment national, la passion de la patrie française. Patriote, il l’était simplement, naïvement ; il l’était aussi sans doute avec réflexion, avec une connaissance profonde des traditions et des intérêts de la France, de son rôle dans le monde, il était surtout patriote instinctivement. M. Thiers est peut-être le seul de nos contemporains pour qui ce simple mot « le pays » n’ait pas ressemblé à une abstraction. Pour lui c’était un être vivant, toujours présent, qu’il aimait, non-seulement depuis la révolution, mais dans son passé, dans ses gloires anciennes, dans Vauban et Turenne comme dans Ney et Davout. Lorsqu’il avait écrit l’Histoire du consulat et de l’empire, il avait visiblement cédé au charme de tant de grandeurs que la main puissante de Napoléon donnait à la France et que la France devait si cruellement expier. Victorieux ou vaincu, c’était toujours le pays. Sentiment d’un fils reconnaissant de la révolution française et passion patriotique, c’est là tout le secret de l’originalité morale, de la séduisante puissance de ce grand magicien ; c’est ce qui a fait qu’au lieu de s’amoindrir dans les révolutions, M. Thiers n’a cessé de s’élever jusqu’à devenir comme un conseiller national écouté et respecté, une sorte de personnage public préparé d’avance pour l’épreuve la plus imprévue et la plus effroyable.

Lorsque M. Thiers, après dix années de silence, entrait dans le corps législatif de l’empire, il avait déjà quelque chose de ce rôle de conseiller supérieur et indépendant. Sa réapparition dans une assemblée était un événement, le signe d’un réveil d’opinion. Pour lui, malgré ses admirations pour Napoléon et quoiqu’il eût été solennellement appelé « l’historien national, » l’empire n’était pas le gouvernement de son choix ; mais c’était le gouvernement de la France, il n’avait pas à le contester, il n’avait qu’à l’avertir, en avertissant le pays. Il n’était pas de ceux qui conspirent ou qui font stérilement une guerre systématique, il n’était pas non plus de ceux qui se taisent après avoir reçu un man-