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l’amertume de cet acte qui accablait sa vieillesse et qu’une dernière prévoyance de patriotisme l’avait pourtant condamné à subir : toute la tristesse d’une nation malheureuse éclatait sur ce visage baigné de larmes.

Voilà ce que rien ne peut effacer. Ce qu’on ne peut oublier non plus, c’est, le lendemain de la défaite, cette situation tragique où M. Thiers, élevé au pouvoir par l’assemblée de Bordeaux, se trouvait tout à coup, ayant les Prussiens à éloigner ou à contenir, la plus effroyable insurrection à dompter, Paris à reprendre sur des forcenés, des milliards à payer, et tout cela avec une armée dissoute, une administration désorganisée, des partis impatiens, un trésor tari. Le mérite de M. Thiers est d’avoir mis sa foi dans le pays et d’avoir inspiré la confiance autour de lui, d’avoir demandé, presque imposé aux partis une trêve momentanée qui pût permettre de refaire une armée, de réorganiser la France, de préparer la libération du sol. Ce n’était pas aussi facile qu’on le pense aujourd’hui, et il faut se souvenir qu’à ce premier moment des financiers, même des financiers expérimentés déclaraient absolument impossible l’acquittement de l’indemnité de cinq milliards ; ils ne cachaient pas qu’à leurs yeux il n’y avait aucun moyen de réaliser, surtout dans les termes voulus, cette opération sans exemple. M. Thiers n’a désespéré ni de la fortune ni de la bonne volonté de la France, il a donné un signal qui a été entendu, qui a décidé du succès ; non-seulement il a fait honneur à des engagemens démesurés, il a même réussi à devancer les termes et il a pu hâter la libération du territoire. Il y a sans doute quelques fortes têtes de partis qui ont découvert que M. Thiers n’avait pas payé avec son argent et que par conséquent il n’avait pas eu beaucoup de mérite à se servir de l’argent que la France et l’Europe lui ont donné. Effectivement M. Thiers n’a pas payé sur sa cassette cinq milliards à l’Allemagne. Il a tout simplement, par son opiniâtreté, par sa prévoyance supérieure, soutenu le crédit qui donne l’argent, et ce qu’il y a eu de plus extraordinaire, ce n’est pas même cet emprunt qui dépassait toutes les espérances, c’est cette série d’opérations multiples, infinies, insaisissables, combinées de façon à épargner au pays jusqu’à une crise monétaire un peu sérieuse. C’est là peut-être que M. Thiers a déployé sa science la plus ingénieuse, comme il a mis tout son art, sa sollicitude de tous les instans à reconstituer une armée, à remonter les ressorts de l’administration, à remettre la France en mouvement. C’est l’œuvre de deux années accomplie avec le concours de l’assemblée de Versailles, rien n’est plus certain, mais dirigée surtout par un homme qui, au milieu des difficultés les plus cruelles, a mis toujours une sorte de point d’honneur à ne rien faire que par la persuasion, par la parole, par l’intervention personnelle, au risque de froissemens et de chocs incessans dans une assemblée divisée et agitée.