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dans sa récente expédition, que César travestit en esclaves affamés à dessein et récitant une leçon imposée d’avance. Ils déclarèrent que l’armée romaine était à bout de vivres et serait bientôt, si rien ne changeait, réduite à lever le siège. « Voilà ce que vous devez, reprit Vercingétorix, à celui que vous accusez de trahison. Pas une goutte de votre sang n’a encore coulé, et déjà vous allez voir la grande armée victorieuse succomber à la faim. Quand elle s’enfuira honteusement, ne craignez pas qu’un seul de nos cantons la reçoive, j’y ai pourvu. » Il était indubitable en effet qu’un échec des Romains déterminerait les cantons hésitans, les Éduens eux-mêmes, à se joindre à la cause nationale, et Vercingétorix avait déjà noué des intelligences avec le parti patriote de ces régions encore dissidentes. Ce discours logique et franc eut un plein succès. Vercingétorix fut confirmé en qualité de chef suprême de l’armée gauloise.

Cependant César poussait le siège avec la dernière ardeur, puisqu’il n’y avait plus pour lui d’autre moyen de salut. Il avait fait construire un gigantesque ouvrage de terre et de bois, de 80 pieds de haut, qui menaçait le seul endroit accessible de la ville. Tout dépendait de la conservation de cette formidable terrasse, chef-d’œuvre du génie militaire romain[1]. Une nuit, les assiégés réussirent à y mettre le feu. C’est au prix d’énormes sacrifices que les assiègeans parvinrent à l’éteindre, et cette nuit-là vit se former « la chaîne héroïque, » l’un de ces beaux traits désespérés que nous avons le droit d’inscrire avec tant d’autres au livre d’honneur de notre race. Des Gaulois se passaient de main en main des boules de suif et de poix que le dernier, placé au poste le plus avantageux, mais aussi le plus dangereux, lançait à tour de bras dans l’ouvrage enflammé. A peine avait-il jeté quelques boules qu’il tombait sous les coups de scorpion, mais il était aussitôt remplacé par un autre, et la chaîne demeura en activité toute la nuit, tant que dura le combat. César lui-même, toujours si méprisant quand il parle des aptitudes guerrières de nos ancêtres, n’a pu s’empêcher d’admirer.

Vercingétorix craignit qu’à la fin l’art consommé des généraux romains ne fût fatal à la ville, et il transmit aux assiégés l’ordre de l’évacuer pendant la nuit après avoir détruit les approvisionnemens et probablement mis le feu aux maisons ; mais au moment où l’on mettait ces ordres à exécution, les cris des femmes mirent en éveil le camp romain, et il fallut y renoncer. Le lendemain, à la faveur d’un orage dont la violence avait fait rentrer dans la ville les défenseurs des remparts (peut-être dans un sentiment de crainte

  1. Les Gaulois avaient imaginé de blinder leurs tours de défense avec du cuir pour amortir les coups de bélier ou de baliste. Cela suppose une grande abondance de bétail.