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que nul d’entre eux ne reverrait sa femme et ses enfans avant d’avoir traversé au moins deux fois les rangs ennemis. Il est bien possible que Vercingétorix ait signalé avec insistance les gages de victoire finale que cette marche embarrassée des légions romaines donnait à l’armée réunie sous ses ordres ; il est probable qu’il dit à la cavalerie qu’il comptait surtout sur elle. Mais qui donc le forçait à engager une action générale en contradiction avec toute sa tactique réfléchie ? N’est-il pas plus simple d’admettre que cette grande bataille eut lieu malgré lui, et que les chefs éduens de la cavalerie, très désireux de le supplanter, croyant pouvoir mettre à profit une occasion superbe, chargèrent témérairement les légions dans l’espoir de remporter une brillante victoire dont ils auraient tout l’honneur ? Les faits qui suivent tendent aussi à montrer que Vercingétorix fut débordé par les passions de genres divers qui agitaient la multitude sous ses ordres.

La victoire fut très disputée. César avoue qu’il dut faire porter les enseignes sur trois points pour amortir les charges furieuses de la cavalerie gauloise. Cela suppose que l’armée romaine pliait. Ce que César ne dit pas non plus dans ses Commentaires, c’est que cette journée faillit mettre brusquement un terme à sa belliqueuse carrière. Lui-même doit avoir consigné dans un journal qu’il rédigeait sous le titre d’Éphémérides et qui est perdu, qu’assailli à l’improviste par un groupe de cavaliers ennemis qui ne le connaissaient pas, il fut enlevé comme une plume par un gigantesque Gaulois, qui le mit en travers de son cheval et l’emporta comme un prisonnier ordinaire. Mais le Gaulois fut rencontré par un de ses compatriotes qui connaissait le général romain et qui l’invectiva d’un mot cœcos César ! que nos celtistes ne parviennent pas à traduire exactement ni même à reconstituer, mais qui devait signifier misérable ou lâche César ! Le premier Gaulois crut qu’on lui intimait de lâcher son prisonnier et le laissa retomber, tout en gardant son épée qui fut longtemps, d’après Plutarque, conservée dans un temple des Arvernes. N’est-il pas très singulier que, dans notre langue, la même exclamation lâche César ! se prête au même jeu de mots ?

Malgré le succès des premières heures, la journée se termina par la défaite des Gaulois. Ce résultat fut dû surtout au corps auxiliaire germain, dont les chefs gaulois ne semblent pas avoir prévu l’attaque, dont peut-être ils ignoraient l’existence, et qui, s’étant dissimulé en tournant le lieu de l’action derrière les hauteurs voisines, tomba à l’improviste sur les Gaulois fatigués et changea leur premier succès en désastre. On affreux carnage marqua la fin de cette journée si brillamment commencée. Les Romains reprirent l’offensive, une de ces paniques, trop fréquentes chez les Gaulois,