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élevés, on voit qu’il roule de plateaux en plateaux et de pentes en pentes jusqu’à ce qu’il arrive à ce niveau où la mer l’attend et le reçoit. Après avoir traversé le Cambodge, le Laos et une partie de la province chinoise qu’on nomme le Yunan, le Mékong fait un brusque détour à l’ouest ; il incline vers les cimes neigeuses où se trouve sans doute son berceau. Son cours ne fait donc qu’effleurer le territoire du Céleste-Empire ; il n’y pénètre pas assez profondément pour inviter le commerce à le suivre. En outre, la navigation du Mékong, comme nous venons de le voir, est très longue et très difficile. M. de Lagrée et ses compagnons ont mis deux ans à remonter le cours de ce fleuve, jusqu’au point où il a fallu quitter ses bords pour s’avancer dans l’intérieur de la Chine. Un tel voyage, dont la longueur seule suffirait pour décourager le commerce, est soumis à de nombreuses entraves, à une fiscalité ruineuse, dont les exigences, sans règle et sans frein, sont renouvelées aux frontières d’une multitude de petites souverainetés embusquées le long du chemin pour dépouiller les voyageurs. En un mot, la route est si difficile, qu’on peut la regarder, quant à présent, comme inabordable.

Mais il arrive souvent qu’on trouve ce qu’on ne cherchait pas, après avoir manqué le but de longues et pénibles investigations. La commission d’exploration du Mékong s’était vue frustrée dans son espoir de remonter le cours entier de ce fleuve et de pénétrer en Chine par cette voie. La fortune lui devait une compensation et la lui réservait : c’était la rencontre d’une rivière qu’on nomme Song-koï ou Fleuve-Rouge, qui naît dans la province chinoise de Yunan, traverse le Tonkin et va se jeter par plusieurs embouchures dans le golfe de ce nom. Le Song-koï a douze pieds d’eau dans toutes les parties de son cours, à certaines époques de l’année. Cette rivière peut conduire un navire en Chine dans le court intervalle de quatre jours. M. de Lagrée, pendant son voyage, obtint, sur le Song-koî, des renseignemens précieux. Il en comprit tout l’intérêt ; toutefois ces données étaient assez vagues et avaient besoin d’être confirmées par une expérience directe, qui fut tentée plus tard ; mais avant de rappeler les principaux incidens de cette reconnaissance, disons pourquoi le gouvernement de la Cochinchine française, aussitôt affranchi de tout embarras intérieur, avait tourné ses regards vers l’Empire du Milieu, et n’avait pas hésité à risquer des existences précieuses pour se créer des relations directes avec les habitans de cet empire. C’est que la possession même des provinces arrosées par le Mékong inférieur, si intéressante qu’elle soit, a peu de valeur en comparaison des perspectives d’immenses bénéfices que le commerce français pourrait retirer de communications libres et faciles avec les états du Fils du Ciel.