Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/660

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Londres avec son ami Ingram pour demander aux brises de l’Atlantique l’appétit et les forces que l’on perd dans les ateliers ou dans les salons d’une grande capitale. Ingram, simple employé dans un bureau de ministère, a passé l’âge où l’on reconstruit l’édifice social sur des bases nouvelles, pour entrer dans cette période de la vie où l’on s’accommode du monde tel qu’il est : ses cheveux commencent à grisonner. Son compagnon Frank Lavender est tout jeune encore et grand faiseur de petits romans intimes où plus d’une figure de femme a déjà joué un rôle purement imaginaire. Dans certains cercles de Londres, il est maintes fois arrivé à quelque jeune fille de s’entendre dire à l’oreille que M. Lavender était passionnément amoureux d’elle sans que cette confidence ait eu les suites auxquelles on est en droit de s’attendre en pareille matière. Maintes fois le bruit s’était répandu que, en peignant une de ces têtes ravissantes qui vues de loin rappellent celles de Greuze, M. Lavender avait pensé à une certaine personne, et jamais la personne en question n’avait trouvé l’occasion d’éprouver la sincérité de son soi-disant admirateur. Aussi M. Lavender, malgré ses rares qualités, est-il un peu gâté par le succès. Ingram, qui lui sert de Mentor, l’a conduit dans ce petit royaume des Hébrides où depuis de longues années il vient passer quelques semaines de congé ; il lui a parlé de Sheila, qu’il a connue toute petite, et peut-être a-t-il été imprudent. Miss Mackenzie n’a cependant en elle rien de féerique ni même de romanesque. Les personnages de M. William Black sortent rarement du bon caractère et de la vérité. L’art de l’auteur consiste à les rendre intéressans tout en les laissant parfaitement naturels. Ce ne sont ni des démons, ni des anges, ce sont de purs mortels ; s’ils sont poétiques, c’est sans le vouloir, et s’ils sont plaisans, ils restent toujours fort loin de la caricature. Le roi de Borva n’offre dans sa physionomie aucun trait idéal. C’est un brave homme que le produit de ses pêcheries et de ses herbages a mis à l’aise et qui vit content sur son île, confit dans l’admiration de sa fille, de la nature sauvage, du climat, des saumons et du whiskey des Hébrides. Il est fier de Borva, où sa petite fortune ainsi que sa bienfaisance lui donnent une sorte de magistrature que nul ne conteste, fier de sa connaissance des hommes qu’il croit très grande, fier de ses talens d’administrateur et plus fier encore de Sheila. Quand il voit celle-ci dans son étroit costume de serge bleue, les cheveux au vent et rayonnante de santé courir avec son grand lévrier sur les rochers gris de la plage ou visiter les vieillards et les malades dans leurs huttes enfumées par la tourbe, il se dit qu’il faudrait aller plus loin que Glascow pour rencontrer une aussi brave et une aussi belle fille. Quand le soir il fume sa longue pipe et savoure un grog brûlant, si Sheila vient à chanter, en s’accompagnant au piano,