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femme pour ce qu’elle est et non pour ce que votre imagination vous la représente ; mais c’est une bonne fortune qui arrive rarement à un jouvenceau comme vous. Se marier dans un rêve et s’éveiller six mois après, voilà le sort d’un ingénu de vingt-trois ans. En attendant, ne parlez pas à Mackenzie d’épouser sa fille, car il vous ferait jeter dans le Loch-Roag par un de ses pêcheurs.

« — Là, reprit Lavender, voilà justement ce que je ne puis comprendre chez elle. Comment une fille de son intelligence et de son bon sens peut-elle avoir une telle foi dans ce vieux hâbleur de père qui fait le diplomate avec ses petites finesses ; c’est toujours : — Mon papa peut faire ceci, — et — mon papa peut faire cela, — et — il n’y a personne au monde comme mon papa. — Et elle ne cesse de le caresser et de lui faire de petites démonstrations affectueuses auxquelles il reste aussi insensible qu’un ours polaire…

« À ce moment, Sheila, son père et le grand lévrier se montrèrent sur la colline. Lavender eut encore la bonne fortune de suivre à côté de Sheila le sentier qu’ils avaient pris peu de temps auparavant dans la bruyère. La lune était maintenant plus haute dans les cieux, et la bande jaune de lumière qui traversait les eaux violettes du Loch-Roag tremblotait dans un or plus foncé. Le trèfle de Hollande, qui croissait sur la rive, parfumait l’air de la nuit. On pouvait entendre siffler le courlis et le pluvier pousser son cri d’appel dans le clapotage monotone des vagues, dont le murmure remplissait la côte. Quand ils furent arrivés à la porte de la maison, déjà les eaux assombries de l’Atlantique et les nuages empourprés de l’occident se cachaient à la vue. Il ne restait plus devant eux que la plaine liquide du Loch-Roag avec son sillon de feu, et bien loin, de l’autre côté, les épaules et les sommets des montagnes du sud, qui, devenues grises, se dressaient aiguës et claires dans le beau crépuscule. Et c’était là la demeure de Sheila. »

L’antiquité a connu un genre de poésie spécial qui ne traitait que des occupations, des amours, de la vie des pêcheurs, et la renaissance italienne, on s’en souvient, l’a remis pour un moment à la mode. Il ne faudrait à aucun égard comparer Une Princesse de Thulé à ces églogues de pêcheurs où les beaux esprits du XVIe siècle se donnaient carrière. Et cependant le roman de M. William Black n’est qu’une idylle maritime dont l’Atlantique est le premier personnage. Ses sourires et ses colères remplissent les pages colorées où l’auteur se plaît à le dépeindre sous tous ses aspects. « Ne dites pas de mal de l’Océan, s’écrie quelque part Sheila, c’est notre meilleur ami. » Elle énumère ensuite tout ce qu’on lui doit et ne permet pas qu’on lui fasse un reproche des naufrages dont le vent seul est cause. Cet enthousiasme de la mer, on en vient à le partager quand on lit le récit de ces belles parties de pêche, voire de chasse,