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répandait du bazar au port et du port au bazar, en se massant peu à peu sur le parcours du cortège. Il était plus de trois heures quand le vice-roi, — alors lord Northbrook, — se rendit à bord, salué par les vingt et un coups de canon que la flotte doit au représentant du pouvoir suprême. Le règlement des rapports officiels entre le prince et le vice-roi avait causé plus d’une insomnie aux organisateurs du voyage. Comme il importait de ne pas affaiblir l’autorité du vice-roi aux yeux des chefs et des populations indigènes, M. Disraeli avait expressément stipulé devant la chambre des communes que son altesse royale se rendait dans l’Inde non comme « représentant de la reine, » mais comme « héritier du trône. » Cette distinction était d’une application facile, tant qu’il s’agissait de l’exercice du pouvoir, mais elle ne faisait que compliquer la question de préséance, et déjà, l’avant-veille, l’amiral Mac-Donald avait soulevé un premier incident en déclarant réserver au prince la grande salve des vingt et un coups ; sur ce, réclamations du vice-roi et finalement appel par télégraphe à l’amirauté de Londres, qui trancha le différend en accordant le maximum des détonations à chacun des deux augustes personnages. Une complication analogue devait se présenter à Calcutta, dans le chapitre de l’Étoile de l’Inde, que seul le vice-roi peut présider, comme grand-maître de droit. Mais là encore on s’en tira en faisant du prince un « commissaire spécial » chargé par la reine de diriger une tenue « extraordinaire » du chapitre. Il avait été convenu du reste que lord Northbrook s’abstiendrait d’accompagner son altesse royale dans l’intérieur du pays, et quand le prince logea dans son palais à Calcutta, ce fut à titre d’hôte, ce qui simplifiait beaucoup la situation.

Quand le prince, descendu avec sa suite dans une embarcation gala, atterrit au pavillon qu’on avait dressé sur le débarcadère, on eût dit l’Inde entière réunie pour l’acclamer dans l’assemblée « la plus étrange et la plus pittoresque qu’on ait vue de longtemps à la surface du monde. » M. Russel, ébloui par le chatoiement des étoffes et des pierreries, n’y vit d’abord « qu’un parterre de fleurs éclatantes agité par une brise légère ; » mais bientôt ces fleurs animées se métamorphosèrent à ses yeux en autant de chefs et de guerriers portant sur leur personne des richesses à acheter la moitié de leur royaume.

Pour se rendre au palais du gouverneur, nos voyageurs eurent à traverser tout le quartier indigène, où les derniers reflets du jour se mariaient à l’éclat des illuminations. Par la variété de son architecture, par la diversité de ses types et le coloris de ses costumes, la ville de Bombay est certainement la cité la plus remarquable de l’Inde, sinon du monde entier. Aux combinaisons infinies de la foule bigarrée qui s’agitait sur les pas du cortège comme les