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crime ne l’est pas. Si donc un criminel descend de parens fous, et s’il présente les diagnostics de l’aliénation, le doute n’est pas permis ; dans le cas contraire, comment hésiter à le déclarer responsable ?

Tout ce que nous sommes tenté d’accorder aux partisans de la thèse que nous combattons ici, c’est que, par une sorte d’infirmité congénitale, les sentimens moraux peuvent être très faibles chez certaines âmes, et les grands crimes n’être suivis d’aucun remords ; mais, répétons-le, cela ne détruit en rien la responsabilité, car la notion du bien et du mal est un fait intellectuel qui ne se confond pas avec les sentimens dont il est d’ordinaire accompagné. Pour être responsable, il suffit qu’on ait conscience de faire mal, l’acte coupable n’inspirât-il d’ailleurs aucune répugnance, et qu’on soit libre de s’en abstenir.

Les conséquences pratiques auxquelles conduirait la doctrine de l’irresponsabilité des grands criminels sont fort graves. La punition devient une cruauté aussi révoltante qu’inutile ; les petits coupables seuls, ceux qui, par leurs hésitations et leurs remords, ont fait preuve de sens moral ou de sentimens altruistes, pourront être justement punis. Quant aux autres, véritables fous en santé, il est permis de les enfermer, pour toute la vie peut-être, mais uniquement afin de les soumettre à un traitement moral. Nous ne voulons pas contester ce qu’un pareil traitement aurait à la fois d’humain et d’efficace ; nous avons les yeux ouverts sur les objections de toute sorte que l’on peut faire à la peine de mort, et notre intention n’est pas d’ailleurs de rentrer ici dans ce grand débat sur le droit de punir que s’attribue la société. Nous croyons seulement que si l’homme raisonnable et libre est responsable de ses actes, cette responsabilité entraîne ce que nous oserions appeler le droit à la punition. Oui, c’est là vraiment un droit, car c’est une conséquence de l’inamissible dignité que confèrent à la nature humaine la raison et le libre arbitre. Déclarer le criminel irresponsable (sauf dans les circonstances exceptionnelles que nous avons essayé d’indiquer), c’est le déclarer déchu de son caractère d’homme ; c’est, sous prétexte d’humanité, lui infliger une gratuite et sanglante injure, c’est lui fermer la voie de la vraie réhabilitation. Il y a peut-être plus de réelle philanthrophie à voir un homme tout entier dans celui que l’on frappe au nom de la loi, et nous voulons espérer que parmi les criminels eux-mêmes, beaucoup, ceux-là du moins chez lui tout sentiment de dignité humaine n’est pas encore éteint, rejetteraient cette humiliante pitié qui, sans pouvoir invoquer l’autorité de la science, prétendrait les soustraire aux conséquences de tours actes en leur arrachant la raison.


LUDOVIC CARRAU.