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payer leurs revers ? Demandez à la Pologne, à l’Irlande, à l’Italie d’il y a vingt ans. Combien de fois nous appliquons le muru innocemment et sans nous en douter, M. Trollope va lui-même nous en fournir un exemple bien fait pour nous toucher. En parlant du massacre de Wairau commis par ce Rauparaha, nommé dans les pages précédentes, et de l’émotion avec laquelle cette nouvelle fut reçue en Europe, notre auteur écrit les lignes suivantes : « Ce massacre arrêta complètement l’émigration pour la Nouvelle-Zélande, excita la sympathie du public dans diverses régions de la Grande-Bretagne, et à Paris — oh ! infortunée Nouvelle-Zélande ! — une proposition fut faite pour ouvrir une souscription afin de fournir aux malheureux colons les moyens de revenir dans la mère patrie. Dans quels abîmes de misère on peut tomber ! » Est-il bien sûr, je le demande à M. Trollope, qu’il se fut exprimé sur notre compte avec un tel sans-façon si son livre n’avait pas été écrit après nos désastres de 1870-1871 ? Son ironie n’est pas écrasante sans doute, mais la bonne intention y est. M. Trollope nous applique donc le muru à sa manière, et se charge ainsi de nous prouver que cette coutume est bien conforme au fond de la nature humaine.

Il était difficile que, rencontrant devant elle un peuple aussi original et aussi redoutable, la jeune colonie se développât en toute prospérité. Tant qu’ils n’eurent affaire qu’à des marchands et à des aventuriers isolés, les Maoris se montrèrent accommodans et hospitaliers, recevant les pakehas comme des amis, et n’usant de l’anthropophagie qu’avec une louable réserve ; mais lorsque, par suite du traité de Waitangi conclu par le gouverneur Hobson, ils virent les Européens affluer dans leur pays et y prendre résidence fixe, le sentiment de la conservation personnelle s’éveilla chez eux avec une énergie désespérée. Il s’ensuivit une série de guerres fort sérieuses et fort sanglantes, où il fallut à l’Angleterre des armées de 15,000 hommes pour venir à bout d’ennemis dont les forces les plus considérables ne se montèrent jamais à plus de 2,000 ou 3,000 hommes, et ce fait seul suffit pour faire l’éloge de la bravoure maorie. Nous ne pouvons entrer dans le détail de ces longues guerres qui, commencées en 1844, ont continué jusqu’en 1867, et qu’on ne peut dire encore terminées aujourd’hui, bien que les Maoris aient été fort réduits en nombre ; tout ce que nous voulons, c’est nous arrêter particulièrement aux faits qui peuvent mettre la nature du peuple maori en pleine lumière. M. Renan a pu dire un jour, avec un légitime dédain, qu’il ne voyait pas de raison pour qu’un Papou eût une âme immortelle, mais ce dédain ne serait pas à sa place en parlant des Maoris. Ces anthropophages ont une âme, et une âme des plus remarquables, si le courage le plus intrépide, l’entente la plus rapide des moyens stratégiques, et l’intelligence la