la Souabe, à Reutlingen, où il s’était fait maître d’école. Il décrivait fidèlement à sa mère les mœurs des habitans de Reutlingen, les occupations de ses journées, l’intérieur des braves confiseurs dont il était l’hôte et presque l’enfant. « La vie est peu chère ici, disait-il, et pour un louis par mois je serai logé et nourri. D’ailleurs ils m’ont promis de me trouver de l’occupation soit en donnant des leçons, soit autrement. Dans cette petite ville où tous sont égaux, le travail est un honneur, et quiconque est utile est aussi estimé. J’aime beaucoup les mœurs de ces gens-ci : simples, droits, sans façon. Sans doute je ne pourrai jamais gagner grand’chose ; mais vous savez que l’argent n’est pas ce qui peut me donner du contentement, au moins l’argent que j’emploierais pour moi… Quand même je le ferais pour rien, je croirais y gagner, et j’y gagnerais au moins la conviction d’être utile ; car vous me connaissez trop, chère maman, pour croire que, dans ma façon de voir, l’argent puisse payer les soins qu’on prend pour former des hommes. Former des hommes ! ce mot seul éveille en moi la crainte, le sentiment de ma faiblesse et les grandes idées de la besogne à laquelle je porte une main peut-être profane… » Ainsi pensait un jeune émigré perdu dans un village de la vieille Allemagne, donnant des leçons à l’aubergiste de Reutlingen avant de monter sur la scène publique !
Au fond, ce n’était point un véritable émigré d’opinions et de sentimens. Cette révolution même qu’il était allé combattre en jeune homme obscur, il ne la désavouait que dans les excès et les crimes, il en subissait secrètement la fascination puissante. Dans sa précoce passion d’éloquence, il s’était senti remué par les accens d’un Mirabeau, d’un Cazalès. Plus âgé, il eût été dans l’assemblée constituante parmi les royalistes fidèles, mais libéraux. Quand il parlait dans ses lettres des armées, des généraux républicains, il disait naïvement : « Nos armées, nos généraux ! » Ce n’est pas sans orgueil qu’il laissait échapper des mots comme ceux-ci : « Les Français remplissent le monde de leur nom. » Il était resté sans amertume contre la cause victorieuse, sans illusions sur la cause vaincue qu’il avait servie. A mesure que les années s’écoulaient, il n’était plus qu’un jeune exilé souffrant d’une si longue absence, dévoré du désir de revoir sa famille, de rentrer dans son pays ; il avait la nostalgie de la France, sans s’inquiéter de la république, et, au commencement de 1797, n’écoutant que son impatience, bravant les lois sur l’émigration, traversant l’Alsace et la Lorraine, il arrivait subitement, secrètement au village de Pagny. Il se retrouvait, ivre de joie, au foyer de famille, dans la vieille maison paternelle. C’était pour lui un moment unique, dont il avait gardé un souvenir profond. Lorsque vingt ans plus tard, étant déjà président de la chambre des