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jour qu’à la poursuite d’un cerf il s’était éloigné de sa cabane, le monstre aux dix têtes enleva la princesse. Le prince, ne la trouvant plus à son retour, se désespéra grandement et se mit à sa recherche. Après bien des pas, il rencontra le roi des singes qui se plaignit à lui, — car en ce temps-là les bêtes parlaient, — d’être poursuivi par un monstre. Pour l’obliger, le prince affronta le monstre et le tua. En ce temps-là aussi les bêtes étaient reconnaissantes : le roi des singes, ayant donc appris que le monstre aux dix têtes avait enlevé la princesse, envoya tous ses sujets chercher ce qu’elle était devenue. Les singes s’égarèrent en chemin et ils eurent faim, mais une bonne fée leur donna à manger et les remit en route. Ils cherchent encore et encore ; à la fin ils rencontrent le vautour qui leur apprend que le monstre aux dix têtes a emporté la princesse de l’autre côté de la mer. Mais comment passer l’Océan ? Les singes ont recours au roi des ours ; il est trop vieux et leur conseille de s’adresser au fils du vent. Celui-ci passe la mer au vol, voit la princesse et en rapporte des nouvelles. Alors le prince, au moyen d’un pont merveilleux, passe la mer à son tour ; il rencontre enfin le monstre aux dix têtes, le tue, et ramène sa malheureuse épouse. »

Qu’est-ce que cela ? C’est le plan d’un conte de fées. Et qu’est-ce que ce conte de fées ? Ce n’est autre chose que le Râmâyana transposé ad usum vulgi. En arrangeant cette ingénieuse réduction, M. de Gubernatis a voulu fournir une preuve de plus à l’école savante et sagace qui soutient l’identité d’origine entre le mythe et le conte populaire. Selon le savant indianiste, il n’est nullement vrai que les anciens systèmes de mythologie aient cessé d’exister : ils n’ont fait que se répandre et se transformer. Le nomen est changé, le numen reste. Leur éclat s’est affaibli parce qu’ils ont perdu leur rapport et leur signification célestes, mais leur vitalité est très grande. On peut en quelque sorte dire des dieux ce qu’on a dit des reliques des saints de l’église romaine ; plus ils ont été dispersés, plus ils se sont multipliés. C’est ainsi que la plus ancienne des littératures, celle de l’extrême Orient, n’est qu’une mythologie très savante, un fourmillement d’astres lointains qui brillèrent avant les siècles connus dans la profondeur de la nuit. Les étoiles sont tombées et se sont éparpillées en étincelles, en poussière d’or qui luit encore aujourd’hui dans l’imagination de tous les peuples. Les contes de nourrice viennent de là et se sont maintenus jusqu’à présent chez les naïfs et les illettrés des pays incultes. On fait bien de les recueillir avant qu’ils s’évaporent tout à fait à cette lumière égale et triste qui s’appelle le bon sens ou la raison.


MARC MONNIER.