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et des hasards imprévus ont secouru la Turquie dans ses détresses ; mais, si elle vit encore, elle en est redevable avant tout à elle-même et aux soudaines énergies que réveille dans les cœurs ottomans l’approche des périls suprêmes. Les hommes d’état de Saint-Pétersbourg ne voient que le gouvernement Turc, et ils jugent avec raison que ses vices le condamnent à périr ; ils ne voient pas les vertus de la nation, et c’est la nation qui plaide devant le tribunal de la destinée la cause de son gouvernement, et qui obtient toujours pour lui de nouveaux sursis.

De toutes les guerres que la Russie a déclarées depuis 1709 à l’empire ottoman, aucune n’offre plus de ressemblances avec celle qui fait couler aujourd’hui tant de sang (que la guerre de 1828-1829. Elle avait été précédée d’interminables négociations ; elle était le produit d’une longue et pénible gestation diplomatique, troublée par beaucoup d’incidens et de péripéties ; plus d’une fois des prophètes téméraires, qui n’étaient pas dans le secret du destin, avaient annoncé que l’enfant ne viendrait pas à terme. Alors comme aujourd’hui, la Turquie avait encouru la disgrâce des libéraux et des philanthropes, qui prêchaient partout la croisade contre le croissant ; les Grecs insurgés s’étaient acquis dans toute l’Europe de vives sympathies, et les gouvernemens devaient compter avec le philhellénisme, dont la Russie exploitait habilement à son profit l’active propagande. Que voulait la Russie ? Quelles étaient ses véritables intentions ? Soit indécision, soit calcul, sa politique paraissait louche. Elle croisait et brouillait tous les fils ; elle préparait la guerre et protestait de ses dispositions pacifiques ; traitant, avec tout le monde, elle cherchait à se faire conférer par l’Europe un mandat, et s’appliquait à couvrir l’intérêt russe des intérêts de l’humanité. Au mois de juillet 1825, le prince de Metternich écrivait au chevalier de Gentz : « Si une petite puissance se plaçait dans une attitude pareille à celle de la Russie dans la question du Levant, on se moquerait d’elle et on lui donnerait des leçons ; mais, lorsqu’un empire colossal tel que la Russie s’agite sans savoir ce qu’il veut, le diplomate le plus habile doit se trouver souvent dérouté. » Un mois plus tard, M. de Metternich écrivait au comte Lebzeltern : « Il y a dans toute cette affaire, depuis le lendemain de la première déclaration de Laybach jusqu’à l’heure qui court, de la part du cabinet de Russie, un décousu, des contradictions si manifestes, qu’un particulier qui, sous de pareils auspices, engagerait ses amis dans une affaire, n’échapperait pas au reproche de mauvaise foi ; mais je suis juste, je connais trop le cabinet de Russie dans sa composition actuelle pour lui imputer ce qu’il ne mérite pas. Il n’est pas de mauvaise foi, mais il ne sait pas bien lui-même ni ce qu’il veut, ni ce qu’il cherche dans une complication qu’il déclaré tantôt russe, tantôt européenne, et qui, en dernier résultat, n’est ni l’une ni l’autre, mais une question de pure fantaisie. » Au reste, en ce temps comme de nos jours, les puissances les plus hostiles aux projets du cabinet de