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Saint-Pétersbourg affectaient d’y prêter ostensiblement les mains, se réservant de les combattre en dessous et de susciter des incidens. Gentz déclarait que « l’Autriche avait bien fait de seconder le cabinet russe dans une marche qui répugnait à ses principes et qu’elle jugeait injuste, fausse et par-dessus tout inutile. C’était pour l’arrêter dans le développement d’un système pernicieux, sans contrarier directement les idées fausses et les velléités dangereuses qu’on avait glissées dans l’esprit du tsar. » Cette politique peut sembler étrange, mais elle a de nombreux sectateurs, qui en tiennent école. Il y a quelques mois, dans une affaire dont là Belgique s’est émue, le président de la cour d’assises du Brabant reprochait à l’un des administrateurs d’une importante compagnie financière d’avoir toujours fait cause commune avec ceux de ses collègues qui travaillaient secrètement à dévaliser la banque. Il répondit : — Ne fallait-il pas se mettre du côté du mal pour l’empêcher ?

Cependant la Russie ne se laissa point arrêter. Le prince de Metternich s’était flatté que, ne pouvant faire la guerre en compagnie, elle ne se résoudrait pas à la faire seule. Le cabinet de Saint-Pétersbourg prit son parti de se dégager « de l’amalgame européen, » et le 7 mai 1828 l’armée russe passait le Pruth, le 8 juin elle franchissait le Danube sous les yeux de l’empereur Nicolas, qui traînait à sa suite une nombreuse et encombrante escorte. Sa présence, son cortège, ses conseils, apportèrent quelque trouble dans la conduite des opérations. En 1828 pas plus qu’en 1877, les Russes n’avaient fait la réflexion qu’un général doit avoir l’esprit et les mains libres, et que les responsabilités partagées sont un danger. Au surplus, en 1828 comme en 1877, les Russes méprisaient leur ennemi ; ils étaient convaincus et toute l’Europe croyait avec eux qu’une seule campagne rapidement menée finirait tout, qu’après une bataille heureuse l’envahisseur traverserait le Balkan et fondrait sur Andrinople, où la Porte, épouvantée et suppliante, lui enverrait des ambassadeurs pour implorer sa clémence et solliciter la paix. Par un contraste singulier, les Russes joignent à la diplomatie la plus circonspecte, la plus patiente, l’esprit d’aventure dans la guerre. Soit orgueil, soit goût du jeu et des hasards, soit par l’effet d’une paresse ou d’une impatience d’esprit à qui répugne le travail des longues combinaisons, ils ne raisonnent et ne prévoient qu’après avoir tenté de faire violence à la fortune, et la fortune n’est pas toujours d’humeur à se laisser prendre de force, elle rebute souvent les brutaux qui se dispensent de lui faire leur cour. « Il est dans notre caractère, disait un Russe, de ne pas aimer à réfléchir ; aussi avons-nous l’habitude de ne réfléchir qu’après. »

Il faut avouer que la situation où la Sublime-Porte était réduite semblait justifier toutes les espérances de son ennemi. Par le massacre des janissaires, elle avait détruit son armée et n’avait pas eu le temps de s’en refaire une autre ; sa flotte avait été anéantie à Navarin et ses