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III.


Il n’y a que trois formes de bonheur possible pour l’humanité, trois manières de le comprendre et de le réaliser. On aura beau exciter et torturer son imagination pour inventer quelque félicité inédite, on peut être assuré que cette félicité espérée rentrera dans les cadres tracés d’avance, et c’est là déjà une preuve manifeste de la pauvreté de notre faculté de sentir et de la stérilité de la vie. — Ou bien on croit pouvoir atteindre le bonheur dans le monde tel qu’il est, dans la vie actuelle et individuelle, soit par le libre exercice des sens, la richesse et la variété des sensations, soit par le développement des hautes facultés de l’esprit, la pensée, la science, l’art, et les nobles émotions qui en résultent, soit par l’activité héroïque, le goût de l’action, la passion du pouvoir et de la gloire. — Ou bien on transpose l’idée du bonheur, on le conçoit comme réalisable pour l’individu dans une vie transcendante après la mort : c’est l’espoir dans lequel se précipite la foule des souffrans, des pauvres, des méprisés du monde, des déshérités de la vie ; c’est l’asile ouvert par les religions et particulièrement par le christianisme aux misères sans remède et aux douleurs sans consolation. — Ou bien enfin, se détournant de l’au-delà transcendant, on conçoit un au-delà terrestre, un monde meilleur que le monde actuel, que chaque génération prépare sur cette terre par ses travaux et ses épreuves. On fait le sacrifice du bonheur individuel pour assurer l’avénement de cet idéal nouveau, on s’élève à l’oubli de soi-même, à la conscience et à la volonté collective, on jouit d’avance en idée de ce bonheur auquel on travaille et dont d’autres jouiront, on le veut pour ses descendans, on s’enivre de cette idée et des sacrifices qu’elle réclame : ce noble rêve du bonheur de l’humanité future sur la terre, par les découvertes de la science, par les applications de l’industrie, par les réformes politiques et sociales, c’est la philosophie du progrès, qui, dans certaines âmes enthousiastes, devient une religion. — Voilà les trois théories du bonheur dans lesquelles s’est épuisée l’imagination de l’humanité : ce sont « les trois stades de l’illusion humaine » de Hartmann, successivement et inutilement parcourus par les générations qui se remplacent sur la scène du monde, et qui, changeant de croyance sans changer de déception, ne font que s’agiter dans le cercle d’une infranchissable erreur, l’incorrigible croyance au bonheur.

M. de Hartmann a tort de penser que ces trois stades d’illusion se succèdent. Ils sont simultanés, ils coexistent dans la vie de l’humanité, il n’y a jamais eu un temps où ils n’aient été représentés ; ce sont trois races éternelles d’esprits plutôt que trois