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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/264

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ne plus croire à la patrie ; les autres se sont brisés dans une lutte insensée. Dante lui-même, qu’a-t-il fait ? Il a préféré l’enfer à la terre, tant la terre lui était odieuse. « L’enfer ! Et quelle région en effet ne vaut pas mieux que la nôtre ?… Et cependant moins pesant, moins mordant est le mal dont on souffre que l’ennui dont on étouffe. Ô heureux, toi dont pleurer fut la vie ! » Lui-même à son tour il descendit, vers la fin de sa vie, aux enfers dans le poème burlesque et tragique à la fois, le poème le plus long qu’il ait écrit (huit chants et près de trois mille vers), les Paralipomènes de la Batrachomyomachie ; mais ce fut pour railler durement et tristement l’illusion patriotique qui avait fait battre un instant son cœur. — Ici encore, comme sur bien d’autres points, nous pouvons prendre le pessimisme en défaut, voir combien il a tort contre l’espérance obstinée d’une nation, quel crime contre la vie et contre la patrie on peut commettre en décourageant ces grandes idées, en abattant les énergies viriles d’un homme et d’un peuple. L’Italien eût été mieux inspiré que le poète s’il avait pu ne pas céder à un découragement prématuré, s’il avait lutté jusqu’au bout contre les défaillances des hommes et les trahisons de la fortune : trente ans plus tard, c’est le patriote qui aurait eu raison contre le désespéré.

Mais ce n’est pas seulement l’Italien qu’il faut voir dans Leopardi, c’est l’interprète de l’humanité. Ces grandes ombres antiques qu’il a consacrées par de si beaux chants, il les évoque pour leur faire proclamer à elles-mêmes la folie de leur héroïsme et le néant de leur œuvre : c’est Brutus le jeune qui, dès 1824, dans une ode fameuse, jette l’anathème à ces immolations sublimes qui étaient la foi de l’antiquité, et abdique son patriotisme stérile : « Non, je n’invoque en mourant ni les rois de l’Olympe et du Cocyte, ni la terre indigne, ni la nuit, ni toi, dernier rayon de la mort noire, ô mémoire de la postérité ! Quand est-ce qu’une tombe dédaigneuse fut apaisée par les sanglots et ornée par les paroles ou les dons d’une vile multitude ? Les temps se précipitent vers le pire, et l’on aurait tort de confier à nos neveux pourris l’honneur des âmes illustres et la suprême vengeance des malheureux. Qu’autour de moi l’avide oiseau noir agite ses ailes ! Que cette bête m’étouffe, que l’orage entraîne ma dépouille ignorée, et que l’air emporte mon nom et ma mémoire ! »

La gloire littéraire, cette gloire pour laquelle Leopardi lui-même avoue qu’il a une passion immodérée, vaut-elle la peine qu’on se donne pour l’acquérir ? Il Parini nous fait voir clairement à quoi se réduit ce fantôme. On croirait lire une page de Hartmann, tant se ressemblent les argumens des deux pessimistes. — Personne, nous dit Hartmann, ne niera qu’il en coûte beaucoup pour produire une