Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/265

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvre. Le génie ne tombe pas du ciel tout formé : l’étude qui doit le développer, avant qu’il soit mûr pour porter des fruits, est une tâche pénible, fatigante, où les plaisirs sont rares d’ordinaire, sauf peut-être ceux qui naissent de la difficulté vaincue et de l’espérance. Si, au prix d’une longue préparation, on s’est mis en état de produire quelque chose, les seuls momens heureux sont ceux de la conception ; mais bientôt leur succèdent les longues heures de l’exécution mécanique, technique, de l’œuvre. Si l’on n’était pas pressé par le désir d’en finir, si l’ambition ou l’amour de la réputation n’aiguillonnait pas l’auteur, si des considérations extérieures ne lui commandaient pas de se hâter, si enfin le spectre bâillant ne se dressait pas derrière la paresse, le plaisir qu’on se promet de la production ne suffirait pas à en faire oublier les fatigues. Et la critique envieuse et indifférente ! et le public si restreint et si peu compétent ! Qu’on se demande combien d’hommes en moyenne sont accessibles d’une manière sérieuse aux jouissances de l’art et de la science[1]. — Cette page de M. de Hartmann est l’analyse la plus fidèle des argumens d’Il Parini, qui se termine ainsi : « Qu’est-ce qu’un grand homme ? Un nom qui bientôt ne représente plus rien. L’idée du beau change avec le temps. Quant aux œuvres scientifiques, elles sont bientôt dépassées et oubliées. Le plus médiocre mathématicien de nos jours en sait plus que Galilée et Newton. Donc la gloire est une ombre, et le génie dont elle est l’unique récompense, le génie est un présent funeste à qui le reçoit. »

Reste l’amour, dernière consolation possible de la vie présente, ou plutôt dernière illusion, mais la plus tenace, qu’il faut dissiper pour se bien convaincre que la vie est mauvaise et que la plus heureuse ne vaut pas le néant. C’est une erreur comme les autres, mais qui persiste plus longtemps que les autres, parce que les hommes y croient saisir une dernière ombre de bonheur, après qu’ils ont été trompés par tout le reste. Error beato, dit souvent le poète. — Erreur, soit ; qu’importe, si cette erreur nous rend heureux ? — Non, elle ne nous rend pas heureux, même en nous trompant et nous attirant sans cesse ; c’est une fascination toujours renaissante qui nous laisse chaque fois plus désolés et qui chaque fois ressaisit notre cœur, épris de son erreur même. La lutte de l’homme avec ce fantôme qui revient hanter son imagination, qui ne se laisse conjurer ni par la colère, ni par le dépit, ni par le dédain, ni par l’oubli, avec quelle éloquence elle est décrite dans les Ricordanze, dans le Risorgimento, dans Aspasie surtout ! On sait l’histoire des infortunes amoureuses du poète, pour qui aimer ne fut qu’une occasion de souffrir. Deux fois surtout son cœur fut pris et

  1. Philosophie de l’Inconscient, IIIe partie, XIIIe chapitre, traduction de M. Nolen.