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ne souffre pas de partage et qu’elle réclame toute l’activité d’un prince. Ils se souvenaient d’ailleurs que les empereurs qui avaient trop aimé les Grecs, qui mettaient leur gloire à imiter leurs mœurs et à obtenir leurs éloges, Néron et Domitien par exemple, avaient été d’abominables tyrans, et ces souvenirs n’étaient pas faits pour les rendre favorables aux manies d’Hadrien.

Ce qui les irritait encore plus, c’était de voir l’importance que prenait la Grèce dans les affaires politiques de Rome. Elle s’était longtemps contentée de gouverner les choses de l’esprit ; elle fournissait surtout Rome de grammairiens et d’artistes. A partir d’Hadrien, elle envahit ouvertement ce qui lui avait semblé interdit jusque-là, ce que la race victorieuse s’était réservé pour elle-même ; elle se glisse dans les armées, elle prend place au sénat, elle administre les provinces. Parmi les généraux de cette époque, nous en voyons qui s’appellent Arrien et Xénophon. Il est naturel que les Grecs en aient été très flattés. Leur reconnaissance ne connut pas de bornes, et, selon leur usage, elle s’exprima d’une manière basse et servile. Dans leurs cités les plus importantes, des temples magnifiques s’élevèrent en l’honneur « du nouveau Jupiter, du dieu Olympien, » et son indigne favori, le bel Antinoüs, qui était un Grec aussi, reçut partout, après sa mort, les honneurs les plus extravagans ; mais il n’est pas moins naturel que ce qui restait de vieux Romains en ait été indigné. On dira peut-être qu’ils avaient tort, que la conduite d’Hadrien n’avait rien qui dût surprendre, rien qui fût contraire aux institutions et au principe de l’empire. L’empire ayant appelé les provinces à prendre part à l’autorité souveraine, le tour de la Grèce et de l’Orient devait un jour arriver, et il n’était pas très étonnant de voir des généraux ou des proconsuls grecs sous des empereurs espagnols. Il y a cependant une distinction à faire : tandis que les provinciaux d’Occident admis par Rome dans ses armées et destinés aux dignités publiques adoptaient la langue et les usages de leur nouvelle patrie, en prenaient l’esprit et les vieilles maximes, devenaient enfin franchement Romains, les Grecs restaient Grecs. Rien ne put jamais entamer cette race souple et résistante, qui traversa, sans en être altérée, la domination romaine et lui survécut. Jusque dans sa servilité, elle conservait son orgueil ; elle flattait les barbares et les méprisait. Aussi n’eut-elle pas de peine à se défendre d’imiter leurs usages et de se confondre avec eux. Je ne crois pas qu’aucun Grec soit jamais devenu tout à fait Romain ; beaucoup de Romains au contraire se sont faits entièrement Grecs. Nous voyons du temps même d’Hadrien le Gaulois Favorinus, qui était né à Arles, et l’Italien Élien, qui était de Préneste, abandonner la langue de leur pays pour celle de la Grèce.