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inspirait aux gens de son temps, et il nous faut faire une sorte d’effort sur nous-mêmes pour l’estimer autant qu’il le mérite. M. Duruy aura beau nous démontrer qu’il a rendu plus de services au monde que Trajan ou Marc-Aurèle, il nous sera difficile de blâmer ses contemporains qui ont mieux aimé Marc-Aurèle et Trajan que lui.

À ces raisons générales que les Romains pouvaient avoir de ne pas l’aimer, il s’en joignait d’autres qui leur étaient plus particulières. Peut-être entrait-il dans leur sévérité un peu de ressentiment contre un prince qui se faisait un plaisir de braver leurs préjugés et qui les sacrifiait ouvertement à leurs éternels ennemis. L’influence de la Grèce était alors plus forte que jamais à Rome. Elle saisissait à la fois cette société par les deux points extrêmes : aux riches, aux grands seigneurs, aux gens du monde, elle s’imposait par l’éducation, par le charme souverain des arts et des lettres. Dans ces palais somptueux de l’Esquilin, dans ces villas magnifiques de Tusculum ou de Tibur, où l’on avait sous les yeux les reproductions des chefs-d’œuvre de Praxitèle et de Lysippe, où on lisait avec tant de plaisir Ménandre et Anacréon, on était devenu plus qu’à demi Grec. On l’était tout à fait dans les quartiers populaires ; là une émigration continuelle amenait de toutes les contrées orientales les gens qui avaient peine à vivre chez eux et qui cherchaient fortune : c’était un flot qui, depuis plusieurs siècles, ne s’arrêtait pas. Qu’aurait dit le vieux Caton s’il avait vu la Grèce et l’Orient ainsi établies sur l’Aventin, et cette race qu’il méprisait à peu près maîtresse de Rome ? C’était une honte et un danger qui préoccupaient les vieux Romains, et ils trouvaient naturellement qu’un empereur avait le devoir de les combattre.

Hadrien, au contraire, se mit du côté des Grecs. Dès ses premières années, il dévora leurs grands écrivains ; il se plut tellement à se servir de leur langue qu’il lui devint difficile d’en parler une autre. Un jour qu’en sa qualité de questeur il avait à lire un message de Trajan, le sénat se moqua de lui, tant il prononçait mal le latin. Il ne lui suffisait pas d’admirer l’art grec, il voulut être artiste lui-même, et dans tous les genres : il devint à la fois musicien, sculpteur, peintre, architecte ; il se piquait de bien chanter, il dansait avec grâce, il connaissait la géométrie, l’astrologie, et assez de médecine pour inventer un collyre et un antidote. Les Grecs n’avaient pas de louanges assez hyperboliques pour un prince qui excellait en tant de métiers divers ; les Romains au contraire étaient disposés à se moquer de lui. Les plus sensés avouaient que ce n’est pas un crime assurément de savoir sculpter et peindre ; mais ils ajoutaient que ce n’est pas une qualité non plus quand on a le monde à gouverner. Il leur semblait que cette grande affaire