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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/401

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maladie d’yeux, prise dans un voyage au désert de Gaza, il était devenu aveugle. — Père, criai-je, tu ne me reconnais pas ? — C’est la voix de Vanghéli, dit le vieux à la mère ; tu fais bien de revenir, garçon, car je m’en vais, et tu continueras les affaires. — Quelques jours plus tard en effet, le père rendait son âme en me disant : — Tu as vu qu’on ne trouve pas le repos en courant le monde ; reste où j’ai vécu, et que Dieu te fasse prospérer plus qu’il n’a fait pour moi. — Il ne me laissait que sa boutique et son bon renom pour m’achalander auprès des pêcheurs avec qui de nouveau j’allais vivre.


V

Je suivis les conseils du père ; pour un long temps, je n’ai plus rien à te dire de ma vie ; ce fut celle de tous les pauvres gens qui m’entouraient. Après les années si troublées que je t’ai contées, elle dormit durant bien des saisons comme l’eau tranquille de la petite anse où je renflouais les barques avariées en haute mer. Quand je regarde, du point où je suis arrivé, tout ce grand espace calme pris entre les orages du matin et ceux du soir, il m’apparaît comme un moment, et pourtant je vécus ainsi près d’un quart de siècle ; j’approchais de la vieillesse et je me figurais qu’elle continuerait mon repos jusqu’à la fin de tout homme. Le Seigneur en décida autrement : mes derniers jours furent aussi errans que les premiers ; mais aux aventures des vieilles gens, il manque l’insouciance et l’espérance, qui font supportables toutes celles de la jeunesse.

Je ne fus pas recherché durant tout le temps que les Égyptiens occupèrent le pays jusqu’à Nésib. De longues années de paix suivirent pour les chrétiens de Syrie, pendant lesquelles ils oublièrent les idées qui avaient fait travailler les têtes autrefois : tu sais comment ils furent cruellement réveillés par les massacres de Damas. Pour moi comme pour tant d’autres, c’est de cette heure lamentable que datèrent les mauvais jours. Peu de temps auparavant, j’avais hérité d’un parent un petit bien au village de Hasbeya, dans la vallée du mont Hermon ; comme le commerce de la soie rapportait alors de gros bénéfices, j’avais vendu ma boutique de Lattaquieh et je m’étais établi à Hasbeya, où je faisais des affaires de cocons. Ce fut là que j’appris par des fuyards les premiers massacres de l’année soixante à Damas. Nous pensions être en sûreté dans nos montagnes, et quelques familles prudentes descendirent seules à Beyrouth. Une nuit que tout dormait comme d’habitude dans le village, on fut éveillé en sursaut par un tumulte de cavaliers, de flammes et de cris : c’étaient les Druses qui s’abattaient comme un ouragan sur nos maisons. Ayant qu’on eût pu se reconnaître, les filatures et