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— Maintenant, effendi, que j’ai fait ce que tu désirais, j’attends que tu répondes à la question que je me posais quand tu m’as abordé. Jusqu’ici, j’ai fait la tâche du jour qui se levait, sans avoir le temps de songer à celle accomplie la veille ; mais, ce soir, au moment de jeter ma vie passée derrière moi comme on largue une vieille ancre à la mer, elle m’est tout apparue en détail, telle on revoit la vie des bienheureux dans les images, toute rassemblée en une suite de petits tableaux sur la même feuille. Vue ainsi, elle ne me paraissait guère autre chose que la comédie que nous venons de jouer, où j’ai revêtu en une heure les costumes de dix hommes différens et essayé vingt métiers divers sous le bâton d’Hadji-Baba qui me poursuivait. Alors il m’est venu à l’esprit de me demander pourquoi le pauvre monde peine et s’agite en tous sens depuis le berceau, pour quelle raison et dans quel but nous travaillons ainsi, ce qui reste de tout ce qui arrive… Je n’ai pas trouvé, mais vous autres hommes d’Europe vous avez tout appris dans les livres, et tu sais sans doute le pourquoi des choses arrivées ?

— Cela, nous ne le savons pas.

— Tout le reste de ce que vous savez ne vous sert donc de rien, et je vais demander ce que tu ignores aux hommes qui vivent dans les maisons de Dieu, qui le savent peut-être et me le diront. — voici là-haut le minaret d’Yéchil-Djami qui se fait blanc ; il est temps de reposer un peu et de commencer ma dernière étape. — Que le Seigneur te garde, effendi.

— Écoute, Vanghéli, dis-je comme nous nous levions, je te remercie de ton histoire et veux te prier d’accepter ces quelques piastres pour assurer sans inquiétude ta route jusqu’à volo. En paiement de ce service, je te demande une seule chose : j’ai idée de visiter quelque jour les monastères de Roumélie ; souviens-toi de moi, et, quand tu entendras dire que je suis dans le pays, viens me chercher pour me dire si tu as trouvé l’explication que je n’ai pu te donner ; j’ai grande curiosité de savoir si tu la trouveras, et plus grand désir encore que tu m’en fasses part quand tu la tiendras. Promets-moi de te souvenir de ma demande.

— Je te le promets, dit l’homme, — et il disparut sous la tente du chariot. Là se mouvait un vague éveil de hardes dans la première transparence de l’aube, dont la grâce sereine emplissait le ciel noir et faisait sourire la tête des vieux murs du khân.

Quand on nous appela pour nous mettre en marche, le soleil était déjà haut sur l’horizon et la bande tragique partie depuis plusieurs heures. Notre caravane, plus alerte, la rejoignit pourtant au gué de la rivière qui s’échappe du lac, à la séparation des routes de Brousse et de Gueumlek. On passait le chariot de Thespis sur le bac ; la lourde machine glissait au fil de l’eau, toute sonore de rires d’enfans et