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Y a-t-il plus de vérité dans cette autre proposition, dont Schopenhauer fait la contre-épreuve de son axiome fondamental, à savoir que plus l’être est élevé, plus il souffre, ce qui résulte tout naturellement de ce principe que toute vie est par essence douleur? Là où il y a plus de vie accumulée dans un système nerveux perfectionné, plus de vie sentie par une conscience, la douleur doit croître en proportion. La logique du système l’exige et Schopenhauer prétend que les faits sont exactement d’accord avec la logique. Dans la plante, la volonté n’arrive pas à se sentir elle-même, ce qui fait que la plante ne souffre pas. L’histoire naturelle de la douleur commence avec la vie qui se sent; les infusoires et les rayonnes souffrent déjà; les insectes souffrent plus encore, et la sensibilité douloureuse ne fait plus que croître jusqu’à l’homme; chez l’homme même cette sensibilité est très variable, elle atteint son plus haut degré dans les races les plus civilisées et, dans ces races, chez l’homme de génie. Comme c’est lui qui concentre dans son système nerveux le plus de sensation et de pensée, il a acquis pour ainsi dire plus d’organes pour la douleur. D’où l’on voit quelle chimère c’est que le progrès, puisque sous un nom mystérieux ce n’est que l’accumulation dans le cerveau agrandi de l’humanité d’une plus grande somme de vie, de pensée et de souffrance.

Nous devons reconnaître que certains faits d’observation psychologique et physiologique sembleraient donner raison à cette thèse du pessimisme. Il n’est pas douteux que l’homme souffre plus que l’animal, l’animal à système nerveux plus que celui qui en est privé. Il n’est pas douteux que la pensée en s’ajoutant à la sensation n’ajoute à la souffrance. Non-seulement l’homme perçoit, comme l’animal, la sensation douloureuse, mais il l’éternise par le souvenir, il l’anticipe par la prévision, il la multiplie dans une proportion incalculable par l’imagination; il ne souffre pas seulement, comme l’animal, du présent, il se tourmente du passé et de l’avenir : ajoutez à cela l’immense contingent des peines morales, qui sont l’apanage de l’homme et dont l’animal reçoit à peine quelque atteinte passagère, bientôt effacée sous le flot des sensations nouvelles. Voici une étude de physiologie comparée sur la Douleur, dont l’auteur est bien connu de nos lecteurs, et qui conclut formellement dans le même sens. « Il est probable qu’il y a, suivant les individus, les races et les espèces, des différences considérables dans la sensibilité. Et c’est ainsi qu’on peut en général expliquer les différences que ces individus, ces races et ces espèces présentent dans leur manière de réagir contre la douleur. » Il convient de faire des réserves sur ce qu’on appelle vulgairement le courage à souffrir. La différence dans la manière de réagir contre la souffrance physique paraît ne pas