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avec son collègue, tout en s’épuisant en efforts pour amener Royer-Collard à entrer dans l’alliance. Jusqu’au dernier moment il refusait de désespérer, et au plus vif de la crise, sous le coup des déceptions et des difficultés qui se multipliaient, il écrivait encore : « Je vais voir Royer ce soir. Il nous faut demain nous mettre tous trois en conclave et n’en pas sortir que nous n’ayons fait un pape. Nous aurons bien du mal, mais cachons à tous les yeux les douleurs de notre enfantement... » L’enfantement était douloureux en effet : on avait beau se mettre en conclave, on n’avait pas fait le pape qu’on voulait! Il fallait cependant arriver à un résultat, et, puisqu’on ne pouvait avoir ni le nom du duc de Richelieu, ni le jeune talent du duc de Broglie, puisque Royer-Collard ne pouvait pas se décider, tout finissait le 19 novembre par un ministère où M. Decazes avait la présidence du conseil, où De Serre restait garde des sceaux, où enfin, à la place du général Dessoles, du baron Louis, du maréchal Saint-Cyr, entraient M. Pasquier, M. Roy, le général de Latour-Maubourg.

On avait tout essayé, on n’avait pas réussi. Quand le lendemain paraissait l’ordonnance nommant le nouveau ministère, Royer-Collard se récriait et se plaignait amèrement à De Serre : « Je reçois le Moniteur, mon cher ami; comment vous exprimer ma surprise et ma douleur? Je n’étais pas préparé, quoique je le fusse à d’étranges choses, à vous voir présidé. Vous seul me désespérez, le reste, après tout, est réparable. Pardon si je vous afflige; je vous aimerai toujours et je serai assurément fidèle à l’homme, mais l’adhésion à ce ministère est impossible... » Pour le coup De Serre ressentait une certaine impatience, et aussitôt il répliquait avec la vivacité d’une amitié toujours confiante, mais sévère : « En refusant d’entrer, vous avez fait, nécessairement fait le ministère ce qu’il est. Ne vous en prenez donc qu’à vous-même. J’ai pu présider, je l’ai refusé. Je pense que mon instinct et ma raison ne m’ont point trompé ! — je n’ai guère vu encore adhérer à des hommes. Il s’agit aujourd’hui vraiment de bien autre chose. Pour moi, je suis dévoué et ne m’en plains pas, puisque j’obéis à ma conscience et à ma conviction; je n’ai le droit d’attendre l’assentiment que de ceux qui la partageront. Si Dieu a résolu que le pays fût sauvé par de faibles mains, nous le sauverons; sinon il en suscitera de plus fortes. Dans tous les cas, je vaincrai ou périrai votre ami. » Pour la première fois éclatait entre les deux amis une incompatibilité qui, sans avoir encore rien d’irréparable, risquait de s’aggraver, et dans les paroles du garde des sceaux on sentait l’amertume de l’homme qui croyait avoir été abandonné au moment du péril.

Ce qu’il y avait de clair, c’est qu’on restait avec un ministère qui