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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/644

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politique avec le napoléonide. Pour être juste, je suis obligé d’avouer qu’il lut alors dans l’avenir avec plus de pénétration que nous tous, qui considérions le coup d’état à travers notre mécontentement ; car la folie moscovite a fait de l’alliance anglo-française une nécessité politique, et Palmerston peut dire avec raison qu’il a reconnu cette nécessité plus tôt que nous. Il nous a réellement débordés[1].


C’est un des traits caractéristiques de la vie de lord Palmerston qu’à travers ses fautes les plus graves, au milieu de ses plus singulières incartades, il réussit toujours à dégager la supériorité de son esprit politique. Le mal qu’il nous a fait nous empêchera-t-il de lui rendre cette justice ? Assurément non. Méconnaître la valeur d’un pareil adversaire, ce serait faire preuve d’une rancune bien mesquine, puisqu’en Angleterre même les personnes qu’il a le plus directement offensées, la reine, lord John Russell, ont considéré comme un devoir de se réconcilier avec lui, au risque de voir les conflits reparaître et d’envenimer plus cruellement que jamais la question du prince Albert.


III.

Quand lord Palmerston, dans la séance du 3 février 1852, refusait de rendre coup pour coup, il n’obéissait pas seulement à une inspiration de loyauté britannique. Une combinaison moins désintéressée se mêlait à ce généreux sentiment. Sur le terrain que lord John Russell avait choisi, lord Palmerston était battu d’avance ; en désarmant avec dignité, le vieux jouteur ajournait à une autre occasion la vengeance qu’il espérait tirer de son noble ami. Trois semaines après, en ce même mois de février, lord John Russell fut renversé du ministère. Pour répondre aux alarmes qu’excitaient dans toute l’Angleterre les intentions belliqueuses prêtées à Louis-Napoléon, le cabinet whig avait présenté un projet de loi sur l’organisation de la milice. Milice locale ou milice nationale ? C’est là-dessus que s’engagea la discussion par suite d’un amendement de lord Palmerston qui changeait le système de fond en comble. Lord Palmerston l’emporta, et le ministère John Russell dut se retirer. Cela se passait le 20 février 1852. Le 24, Palmerston écrivait joyeusement à son frère : « Mon cher William, j’ai renvoyé la balle à John Russell[2]. Je l’ai congédié à mon tour vendredi dernier. »

  1. Voyez Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich von Stockmar, p. 643-646. — Je traduis littéralement débordés. Il y a dans le texte überflügelt. C’est une image tirée du langage militaire, lorsqu’une ligne de troupes, ayant plus d’étendue que la ligne opposée, la dépasse et la tourne.
  2. L’expression anglaise, qui est bien plus familière, n’a pas d’équivalent en français : « I have had my tit-for-tat with John Russell, and I turned him out on friday last. » — Voyez the Life of lord Palmerston, I, p. 334.