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semblent si ridicules, mais à vrai dire ce n’est guère que de la prose rimée. De plan, de mouvement poétique, pas la moindre apparence. C’est l’ordinaire défaut qu’on reproche aux vers de Cervantes.

Ni le maître ni le secrétaire n’étaient amateurs de poésie. Ils avaient autre chose à faire qu’a écouter les plaintes d’un brave soldat. Mais de son côté Cervantes n’attendait pas que Vazquez s’intéressât à son sort pour essayer de rompre ses fers. Malgré le bagne et ses geôliers, il parvint à gagner un Maure qui s’engagea à porter au gouverneur d’Oran une lettre contenant un plan d’évasion qu’il s’agissait de favoriser. Le Maure fut arrêté au moment d’accomplir sa mission ; il fut fidèle, et se laissa empaler plutôt que de nommer ceux qui l’envoyaient. Le dey fit mourir sous les yeux de Cervantes trois Espagnols saisis sur la route d’Oran ; il condamna Cervantes lui-même à recevoir deux mille coups de bâton ; mais avant que commençât le supplice, il lui fit grâce. Dans l’épisode du captif, première partie du Don Quichotte, notre auteur a fait ce portrait d’Hassan-Aga : « Point de jour qu’il ne pendit un homme ; il faisait empaler celui-ci, couper les oreilles à celui-là, et cela pour le moindre prétexte, que dis-je, sans prétexte quelconque, parce que tel était son naturel homicide, ennemi du genre humain. Jamais il n’épargna personne, sinon un soldat espagnol, un certain Saavedra, qui avait fait des choses dont ces gens conservent le souvenir, toutes pour recouvrer sa liberté. Jamais il ne lui donna ni ne lui fit donner un coup ; jamais il ne lui dit un mot injurieux. » Cervantes avait-il fasciné cette nature féroce ? On a fait une sorte de réputation de générosité à Hassan-Aga : nous croyons qu’il la méritait peu. Sans doute il lui eût été agréable de faire mourir un chien de chrétien, mais il aimait encore mieux recevoir la rançon d’un prisonnier que de l’envoyer au supplice, et il s’imaginait qu’un homme que recommandaient don Juan d’Autriche et le duc de Sesa ne pouvait manquer de lui rapporter de grands profits. Il savait trop bien calculer pour perdre son gage dans un mouvement de colère.

Toujours trahi par la fortune, mais toujours inébranlable dans sa résolution, Cervantes essaya une dernière fois encore de se faire libre en associant à son projet un assez grand nombre de ses compagnons de misère. Il avait obtenu d’un négociant mallorquin nommé Onofre Exarque, établi à Alger, une somme d’argent suffisante pour fréter un bâtiment sur lequel une centaine de captifs devaient monter. L’entreprise semblait assurée, mais il y eut encore cette fois un traître parmi les conjurés. Un frère profés de l’ordre de Saint-Dominique, nommé Juan Blanco de Paz, alla les dénoncer au dey, comptant sur une belle récompense. Hassan-Aga, qui n’é-