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du même genre. L’ambassadeur était lord Howard, l’amiral qui avait pris Cadix en 1596.

« La reine accouche ; le luthérien arrive avec six cents hérétiques et autant d’hérésies. En quinze jours nous dépensons un million pour leur donner des bijoux, l’hospitalité et du vin. De notre part, grande parade ou niaiseries : des fêtes ou plutôt des cohues pour l’envoyé anglais et les espions de celui qui jura la paix sur Calvin. Nous baptisâmes le petit Dominiquin[1], qui naquit pour l’être dans les Espagnes. Nous fîmes une assemblée d’enchantemens. Nous demeurons pauvres ; Luther s’en va riche, et on fait écrire ces aventures mémorables à Don Quichotte, à Sancho et à sa monture. »

Cervantes demeurait à Valladolid au premier étage d’une maison de la rue del Rastro, qui, à cette époque, se trouvait en dehors de l’enceinte de la ville. Si la tradition locale s’est conservée exactement, comme on a lieu de le croire, cette maison est celle qui porte aujourd’hui le no 11, et elle ne doit pas avoir changé notablement d’apparence. Elle a deux étages, chacun avec quatre fenêtres sur la rue, et quatre portes au rez-de-chaussée. Elle s’étend parallèlement à un ruisseau un peu encaissé qu’on appelle la Esgueva et que traverse un pont presqu’en face du no 11. D’après les ruines de quelques constructions anciennes au bord du ruisseau, on présume qu’il y avait là des maisons autrefois. La rue n’est pas belle, et la demeure de Cervantes annonce la pauvreté. Nous ne saurions mieux la comparer qu’aux maisons d’ouvriers bâties dans les faubourgs de Londres. On s’expliquera le nombre des portes à rez-de-chaussée quand on saura combien il y avait de ménages dans le même bâtiment. Au premier habitait Cervantes avec sa femme, sa fille naturelle, Isabel de Saavedra, sa sœur doña Andrea, veuve en troisièmes noces d’un général Alvaro Mendaña ; avec la fille de cette dernière par un premier mariage, doña Constanza de Obando ; enfin avec une béate, dona Magdalena de Sotomayor, que Cervantes nommait sa sœur, on ne sait pourquoi. Voilà pour l’appartement de Cervantes. Quatre veuves occupaient les autres appartemens, et l’une d’elles, Mme Garibay, avait auprès d’elle sa fille et son fils, lequel était ecclésiastique. On a quelque peine à comprendre comment tant de monde vivait dans la même maison. C’est la même difficulté qui se présente lorsqu’on examine les ruines de Pompéi, et nous croyons qu’il n’y a qu’une explication à donner, pour l’antiquité comme pour le temps de Cervantes, c’est qu’on vivait très mal. Nous rapportons tous ces menus détails, d’abord parce qu’ils sont nécessaires pour l’intelligence du fait que nous

  1. Allusion à un des noms du prince, Dominico, qui s’applique aussi aux religieux de l’ordre de Saint-Dominique, chargé de la défense de la foi.