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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/776

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courageant tour à tour ses domestiques, riant et pleurant, s’arrêtant parfois brusquement comme pour se rattacher à la réalité de ces heures enchantées dont la douceur dédommageait son cœur des privations et des souffrances passées. Puis, ne pouvant tenir en place, elle regrettait que les infirmités d’une vieillesse précoce l’eussent empêchée de voler à Marseille au-devant d’Adrien. Elle dévorait du regard toutes les pendules de l’hôtel et maudissait la lenteur des aiguilles poursuivant, insensibles et froides, leur marche régulière sur le cadran nacré. Enfin, vers le soir, la voiture que la baronne avait envoyée à la gare entra dans la cour avec un grand bruit. Mme Garnay se précipita, portée en quelque sorte par des ailes invisibles, et arriva sur le perron pour tomber, éperdue, entre les bras de son enfant.

— Mon fils !

— Ma mère !

On n’entendit plus rien qu’un long bruit de baisers, auquel succéda un sanglot. Comme les grandes douleurs, les grandes joies ont aussi leurs larmes. Brisée par son bonheur, la baronne n’avait pu retenir les siennes. Suspendue au bras de son fils, elle remonta dans sa chambre et s’assit. Adrien se mit à ses pieds, bien ému aussi, et les effusions de leurs deux cœurs, si longtemps séparés et si délicieusement troublés, se prolongèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Adrien Garnay était d’une taille moyenne, et chacun de ses raouvemens trahissait sa vigueur et sa souplesse. Encadré par de longs cheveux qui commençaient à grisonner, éclairé par des yeux bleus, caressans et profonds où se révélaient les sensations d’une âme vaillante, son visage, auquel une barbe épaisse et noire donnait une expression énergique, montrait la trace des dures fatigues et des émotions violentes d’un voyage pendant lequel l’intrépide jeune homme avait manqué souvent des choses nécessaires à la vie et vu ses jours en péril. Un cercle de bistre ceignait ses yeux ; ses joues amaigries conservaient la marque des morsures du soleil, impitoyable bourreau quand il n’est pas un ami secourable. Sur les traits, dans le regard, dans les gestes, dans la détiiarche, dans l’accent, éclataient l’énergie indomptable et l’ardeur enthousiaste que ce soldat de la civilisation gardait encore à la science. Il s’était donné à elle tout entier ; elle pouvait compter sur lui. À peine arrivé, il songeait à repartir pour entreprendre d’autres conquêtes ; mais sa mère goûtait en ce moment une félicité trop douce pour se laisser troub-ler par des craintes prémaiurées, et nul souci ne vint se mêler à son bonheur. Elle contemplait son fils avec orgueil. Maintenant qu’il lui était rendu, elle oubliait, en écoutant ses récits, les