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confiner dans son atelier et choisir des tâches en rapport avec ses forces. On dirait qu’affranchi de la fatigue et de la tension d’efforts qu’amenait l’exécution de ses grands ouvrages, son génie éclate alors plus librement et laisse à ses créations une plus chaude empreinte. Son travail apparaît plus net et plus personnel, et nous sommes bien assurés ici de n’avoir plus affaire qu’à Rubens seul et de pouvoir étudier l’expression de sa pensée sans aucun intermédiaire. Parmi tous ces tableaux de chevalet, la Bataille des amazones est un chef-d’œuvre où les meilleures qualités du maître ont trouvé leur emploi. On connaît la gravure de cette belle composition, inspirée évidemment par le Triomphe de Constantin du Vatican. Le dernier effort de la lutte s’est concentré autour d’un pont sur lequel les vainqueurs, groupés en bon ordre, s’avancent irrésistibles : les vaincues essaient encore un semblant de défense. C’est un amas confus de combattans qui se heurtent, d’armes qui reluisent, de bras qui se lèvent pour frapper, de chevaux qui se cabrent ou s’abattent avec fracas. Sous l’arche, la rivière roule des eaux vertes, épaisses et souillées de sang; puis un trou béant, d’un noir profond, où sont entassés des corps livides. A l’horizon, la silhouette d’une ville qui brûle; à droite, le pêle-mêle ahuri d’une fuite; par-dessus, un grand ciel tourmenté, d’un bleu violent, où roulent de gros nuages blancs et des tourbillons de poussière, de flamme et de fumée qui se mêlent aux nuées d’orage; partout le tumulte des élémens, le déchaînement de toutes les fureurs, et, dans ce désordre, un art accompli, des repos pour l’œil, et, là où il faut, des détails significatifs; le respect de l’ensemble et des morceaux achevés, exquis, comme ces cadavres à moitié submergés dont le modelé est si souple, si fin, si élégant, comme encore les deux femmes qui nagent ou le cheval gris tombant à la renverse. Les formes sont précises et suivies, ou bien perdues à dessein dans de larges partis d’ombre. Un équilibre parfait dans les lignes et aussi dans la distribution de la lumière : une touche tour à tour caressante, soyeuse, pleine, mordante, visible ou noyée, toujours appropriée aux divers objets, à leur importance relative; en tout, enfin, un accord étroit entre la pensée et son expression, une vraie merveille dont on ne peut se détacher.

A côté de ces violences, un nouveau contraste nous est réservé. C’est Rubens épris de la nature dans ses aspects les plus modestes, Rubens vivant aux champs et leur demandant le repos; mais son repos à lui, vous le savez, c’est toujours du travail. Il ne peut cesser de s’intéresser à ce qui l’entoure, et sa façon de nous le prouver, c’est de peindre les horizons familiers auxquels il se complaît, de nous révéler les beautés qu’il y découvre. Il nous montrera donc