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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/881

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ils apportent assez souvent dans l’accomplissement d’entreprises d’intérêt général les points de vue restreints, les finesses malheureuses et le goût de la minutie que donne une vie usée dans la discussion de petits intérêts particuliers. Malgré leur bonne volonté évidente et soutenue, ils sont mal préparés à une pareille tâche. C’est le premier inconvénient de ce régime, et le plus grave. Le second, c’est que ces fonctionnaires improvisés, incapables de rechercher des avantages personnels, ne résistent pas au désir d’être utiles à leurs protégés et à leurs auxiliaires politiques de second ordre. Rien ne pousse au favoritisme comme un pouvoir irresponsable; rien ne désorganise mieux un chantier que le favoritisme. La commission de frontière était pleine de zèle et de droiture; cela ne l’empêchait pas de choisir de temps à autre des employés singuliers. L’un d’eux, fort d’un haut patronage, établit paisiblement un cabaret dans un des villages qui commençaient à poindre autour des campemens principaux : c’était de son comptoir qu’il dirigeait les travaux dont il était chargé. Quelques-unes des denrées qu’il débitait étaient de même nature que celles qu’il devait fournir aux ouvriers pour leurs rations. Il n’y avait pas d’autres garanties que sa conscience pour assurer que nulle confusion ne s’établirait entre ses marchandises personnelles et celles de l’état. Évidemment c’était dépasser les bornes des audaces tolérables; il fallut se priver des services d’un homme qui montrait pour les affaires une vocation aussi décidée. La commission, au fond très indignée, y mit pourtant des ménagemens : c’était le protégé d’un de ses membres. On demanda au cabaretier sa démission; mais on le laissa la présenter lui-même. Il prit son temps, et l’envoya quand les premiers bénéfices de son commerce lui permirent de l’élargir. S’il y devient riche, il passera simplement pour un habile homme.

Parmi les Argentins, on absout aisément les spéculations heureuses. L’argent est pour eux l’objet d’âpres convoitises. Certes ce n’est point pour thésauriser : bien ou mal acquis, ils le jettent par la fenêtre avec la même insouciance, c’est leur excuse; mais leur ardeur à le manier est si grande, qu’elle apporte à l’occasion quelque trouble dans leurs idées sur les limites du juste et de l’injuste. La langue familière exprime cela d’une façon piquante : elle désigne sous l’euphémisme de vivo, dégourdi, des bâcleurs d’affaires qui, dans nos vieilles sociétés, nourries de traditions plus saines, seraient gratifiés d’une épithète moins bénigne. Ce ne sont pas seulement les gens de commerce qui pensent que dans un magasin, comme à la guerre, la ruse est permise; on retrouve la même avidité dans des professions que la distinction et la solidité des études qu’elles exigent devraient en préserver. Un avocat traitant à forfait