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résignation fataliste que les Argentins ont héritée des Mores, leurs ancêtres[1], ils s’en tirent par la désertion. Les corps fondent comme neige au bout d’un certain temps qui varie suivant les circonstances, surtout suivant le chef qui les commande. Les déserteurs, s’ils sont repris, sont versés dans un corps de ligne comme châtiment; mais on en reprend peu : un gaucho bien monté qui gagne les grandes plaines est presque insaisissable; il trouve dans toute estancia une hospitalité discrète. La bourgeoisie aisée, meilleure que l’application qu’elle fait elle-même des lois, sait bien qu’il a raison de se dérober par la fuite à un supplice inique et intolérable.

Le seul fait d’être désigné pour faire partie d’un contingent de garde nationale est considéré par les habitans de la campagne comme un désastre; ils regrettent certainement le temps des patriadas, qui du moins étaient égayées par des péripéties sans nombre, parfois par un riche butin. Si la constitution est mieux respectée, ce n’est pas en leur faveur. On suit, il est vrai, avec scrupule avant de lever des hommes toute la prudente filière des formalités prescrites; mais peu importe que le décret soit correct, si la manière de l’appliquer est arbitraire. Quand les chambres ont autorisé une levée, c’est le pouvoir exécutif de la province qui désigne les districts où l’on doit prendre les gardes nationaux, et le commandant militaire de chaque district dresse sans contrôle et suivant sa fantaisie la liste de ceux qui doivent aller sous les drapeaux. Presque autant vaudrait lui donner droit de vie et de mort sur les paysans de la circonscription qu’il habite. Il est important d’être l’ami de ce personnage ou, pour parler franc, de professer les mêmes opinions que lui et de voter comme il l’entend. Or le commandant de la garde nationale, nommé directement par le gouverneur à intervalles périodiques, reflète presque toujours avec exactitude les opinions agréables au pouvoir. Les braves propriétaires campagnards qui remplissent ces fonctions d’ordinaire, bien que faisant par désœuvrement de la politique

  1. Les traces d’une ancienne et très nombreuse émigration moresque se remarquent partout dans la Plata. La race et le harnachement des chevaux, le costume des hommes aussi bien que le type de leurs physionomies, sentent l’Orient. Certains mots arabes, perdus en espagnol, se retrouvent ici, et se rapportent ordinairement à la vie du désert : par exemple jaguel (puits sans margelle), guadal (fondrière). Plusieurs noms de villes (Maro, Maron, Moreno), et de vieux noms de famille (les Albarracyn), ne sont pas moins significatifs. Probablement les nouveaux chrétiens jugèrent bon de fuir si loin les tracasseries de l’Inquisition, et ces émigrés devinrent au-delà, des mers la souche d’une aristocratie coloniale qui finit par jeter les Espagnols à la porte. L’ancien président, don Domingo F. Sarmiento, se fait gloire de descendre des Mores, et en a fait parfois l’apologie, même dans des discours officiels, au détriment des Espagnols.