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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/887

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il les accepta en soupirant. A propos du fossé, même difficulté, même solution admise à regret sous la pression de la nécessité. Quand il s’agissait d’atteindre ce but, si ardemment poursuivi, de couper court aux incursions indiennes, comment résister à la tentation de faire sortir 800 travailleurs pour ainsi dire de terre, en frappant le sol du pied? Au milieu de tout cela, le progrès marche sans doute, mais il suit un chemin en zigzag.

Ces 800 hommes, avant d’arriver au bord du fossé, se réduisirent à 600, car dans ces sortes d’affaires il faut compter sur des déchets : des recommandations puissantes libèrent plusieurs soldats au moment du départ; d’autres se libèrent eux-mêmes en route par la désertion. De ceux qui arrivèrent, les deux tiers furent occupés au terrassement, le reste aux factions, aux divers services du camp, au service personnel des officiers, qui étaient très nombreux. Les gardes nationaux ont creusé plus d’un kilomètre de fossé par jour. Ils avaient montré d’abord une profonde répugnance pour ces travaux, si contraires à leurs habitudes : c’étaient des « travaux à pied, » c’est-à-dire, selon eux, servîtes, et bons tout au plus pour des gringos, pour des journaliers étrangers incapables de sauter à cru sur un cheval presque indompté; bientôt ils y prirent cœur, et, se voyant bien traités, les menèrent allègrement. Ils ne sont pas difficiles à satisfaire, ayant été peu gâtés; la régularité des rations et de la paie leur causait une joyeuse surprise ; on leur avait donné des tentes, c’était une installation pleine de luxe. Le soir, autour du feu de bivouac alimenté de bouse sèche, savourant le mate, une guitare à la main, ils improvisaient sur leur félicité des décimas, de longues chansons grossièrement versifiées, aux paroles joyeuses, au rhythme plaintif et d’une insupportable monotonie. C’est pour eux, hors les momens d’ivresse, la dernière expression du contentement.

Ils ont rendu à la frontière un service plus important que celui de la garnir rapidement d’une profonde tranchée. Répartis en deux corps au sud et au nord de la ligne, ces travailleurs organisés militairement, se gardant comme en campagne, poussant au désert de fréquentes reconnaissances, ont beaucoup contribué à tenir les Indiens en échec pendant l’établissement des ouvrages. Couvrant un vaste front, ils raccourcissaient d’autant celui que les troupes de ligne avaient à protéger, ce qui permit à ces dernières de concentrer leur attention et leurs forces sur les points les plus faibles. Depuis qu’ils sont là, on a pu refouler les envahisseurs et les ramener l’épée dans les reins de l’autre côté de la frontière au moment même où ils essayaient de la franchir. Cela ne s’était jamais vu : la nuée de cavaliers sauvages déjouait sans cesse par son agilité la